6 novembre 1998.

Voilà des années que je hante cette terre sans but. Aujourd’hui est le jours de mon anniversaire et je suis seul comme toujours. Ca me fait quel âge ? Je ne sais plus exactement et qu’importe le nombre d’années que j’ai survécu dans ce monde futile ; elles furent nombreuses, inutiles et vides de sens. Comme tous les jours je suis monté les quatre étage de mon immeuble gris et froid. Comme tous les jours j’ai poussé la porte de cette mansarde qui me sert de modeste logis, avant d’enclencher l’interrupteur qui va permettre à une vieille ampoule poussiéreuse de projeter un peu de lumière sur mon sombre appartement. Les volets sont clos, un peu de lumière filtre par les interstices… Je n’ai aucune notion de l’heure qu’il peut être. Huit heures, peut être neuf, je n’ai plus de montre : il y a un certain temps que j’ai arrêter de m’encombrer de ces choses qui me rappellent sans cesse que ma vie s’écoule.

Je jette ma veste sur le sol, me déchausse, puis exténué me laisse choir sur ma chaise, adossé au mur froid. Une douce musique me parvient à travers la paroi de chez mon seul voisin, une musique de Haydn. Je ne l’ai jamais connu ni même aperçu ; je ne connais de lui que son goût immodéré pour la musique classique, qu’il écoute sans cesse, parcourant l’immense répertoire des compositeurs, de Haendel à Vivaldi, en passant par Mozart, mais jamais de Beethoven. Il ne doit pas aimer Beethoven.

Je regarde alentour, scrutant si à tout hasard une poussière aurait daignée perturber quelque peu l’ennuyeuse et immuable disposition de la pièce durant la journée. Rien, pas le moindre changement. Je me lève, ouvre les volets. Dehors, toujours la même cour avec ses pavés gris, ses poubelles de zinc. Parfois un chat y apporte un peu de couleur, mais pas aujourd’hui. Le ciel est noir, sans étoiles, comme toujours.

Ambiance matte, atmosphère de velours, juste quelques notes de Haydn… Je me dirige vers le coin cuisine. Le temps passe en silence pendant que je m’affère à cuisiner.

A nouveau adossé au mur sur ma chaise d’osier, le regard vide. Devant moi, le gâteau que je viens de faire. Je voulais m’offrir un petit plaisir. Je souffle la bougie, l’unique bougie qu’il me restait au fond d’un tiroir. Je me découpe une part que je m’engouffre avec indifférence.

Haydn s’est tu, je m’assoupis doucement. Bienvenue au royaume des songes…

7 novembre 1998.

Un léger bruissement me tire de mon sommeil, le clapotis de l’eau sur le rebord de la fenêtre. Il pleut. Mon parquet est inondé. Je me lève avec peine, des courbatures plein le dos, me dirige vers le buffet et en sors une serpillière que je jette sur le sol là où l’eau s’est déposée. Il est tôt, le ciel est sombre, orageux. Et déjà une douce musique de Mozart me parvient d’à côté. Sur la table m’attend le reste de mon gâteau d’anniversaire. La bouche pleine je m’accoude à la fenêtre, laissant la pluie me mouiller le visage, encore endormi. Dans la cour, une vieille femme passe d’un pas furtif, un sac poubelle à la main. Encore une journée vide que je vais passer à faire le tour des agences d’emploi sous le crachin, en marchant dans les flaques. Voilà deux ans que j’ai perdu mon dernier boulot. Avant, j’étais agent d’entretient dans une entreprise glauque où personne ne venait jamais. Une quincaillerie dans un faubourg de la ville, tenue par un vieillard rongée davantage d’année en année par la maladie de Parkinson. Un jour, alors que je venais prendre mon travail, je l’ai trouvé là, sous un établi, les yeux et la bouche ouverts, les poings fermés, comme s’il avait voulu lancer un dernier cri… Il était mort. Son commerce, c’était toute sa vie, il chérissait chaque clou comme s’il s’agissait de la réincarnation d’un membre de sa famille ; sa famille qui d’ailleurs s’est empressée de jeter sans ménagement tout ce que contenait la boutique. Après m’avoir signifié que mon contrat prenait fin, ils ont vendu le local. Je ne les ai jamais revu.

Depuis ce jour et aujourd’hui encore, je marche encore et toujours le long des avenues, cherchant désespérément un employeur qui voudrait de mes services. Je suis âgé, je n’ai aucun diplôme, je n’ai jamais rien réussi dans ma longue vie. Je vis, ou du moins je survis, avec un revenu minimum accordé par l’Etat. Et je marche encore et toujours… à jamais.

Après avoir fermé la fenêtre, remis ma veste, je laisse l’appartement en refermant la porte derrière moi. Sur le même palier, en face de chez moi, la porte de mon voisin d’où provient la musique légère de Wolfgang Amadeus. J’ai toujours hésité à toquer à cette mystérieuse porte pour savoir ce qui s’y cachait. Mais que dire à la personne qui s’y terre comme je me terre chez moi depuis si longtemps ? Quels mots choisir lorsqu’on n’a pas l’habitude d’aborder les gens ? Il paraît facile pour les personnes communicatives de lancer une conversation à partir de rien, mais lorsqu’on a vécu seul pendant des années, chaque phrase paraît vide de sens, chaque discussion paraît vaine et futile. A quoi bon parler quand on en est devenu incapable ? C’est comme demander à un muet d’exprimer ses pensées, il n’y parviendra jamais. Aujourd’hui, je suis devenu comme ce muet…

Au dessus de ma tête se trouve une baie vitrée couverte de mousse par laquelle filtre guère peu de lumière, juste un semblant de luminosité. Un oiseau s’y promène, ses pattes grattent sur le verre et son ombre s’y profile. Je descends. Un étage, puis deux, trois et enfin le dernier. Dans le hall, toujours ce silence oppressant, comme dans les couloirs d’une station de mort, à deux pas d’un hospice. D’ailleurs la seule personne qui parfois se montre dans cet endroit est la très vieille concierge, la même qui sort les poubelles. Le visage sévère, elle fronce les sourcils lorsqu’elle me voit, puis s’échappe dans sa loge pour ne surtout pas me croiser. Quand je passe devant la vitre de sa conciergerie, elle esquisse un vague mouvement de la tête en guise de bonjour, le regard vague de derrière ses petites lunettes, puis arrose ses plantes. Dans sa solitude, elle a acquis des tas de petites manies, des actes qu’elle accomplit chaque jour de manière immuable, dans un ordre précis : balayer la cour, épousseter les paillassons, lustrer les boîtes à lettres, arroser ses plantes, donner à manger à ses chats, etc. Je connais ça la solitude, je sais ce que sont les petites manies qui s’emparent de vous et font de votre quotidien une accumulation des mêmes gestes répétés toujours de la même manière…

Je sors dans la rue, les voitures passent en éclaboussant les façades des immeubles, les gens marchent d’un pas furtif vers leurs occupations, anonymes et moroses. Je me joins à leur mystérieuse farandole, celle qui chaque jour fait de nous des atomes d’une immense molécule et qui de temps en temps se sépare d’une de ses liaisons pour la précipiter dans l’autre monde. Cette mort, je l’attends depuis quelques années, j’attends qu’elle frappe à ma porte pour me dire « votre temps est venu » et qu’elle m’emporte silencieusement vers l’autre rive. Mais elle ne vient pas. Et je n’irai pas la chercher. A quoi bon ? A quoi bon se jeter d’un toit si quelque chose nous a placé sur ce monde dans un but précis. J’attends avec espoir que le destin décide pour moi, qu’il me dise « tu as été choisi… »

Lorsque je marche dans la rue je me sens traqué. Traqué par ceux qui comme moi errent dans ce désert de faux-semblant. Je crois les voir qui m’observent, qui me scrutent et se rient de moi. Chaque personne que je croise qui me regarde ou même me sourit, je la fuis du regard, pensant qu’elle me juge, qu’elle lit en moi l’étendue de ma misérable condition. J’ai cette impression. L’impression que je suis la farce, la farce qu’une force invisible a mis sur cette terre pour amuser les gens qui me croisent sur leur chemin. Je pense toujours qu’on m’a posé là comme étant le modèle de l’âme en peine, l’exemple à ne pas suivre, l’homme déchu.

Je fais le tour des agences d’emploi et toujours cette même réponse évasive : « votre profil ne correspond pas au plus demandé, mais nous poursuivons les recherches ». Je me suis depuis longtemps fait à l’idée que je ne suis plus en âge ni en état de retrouver un emploi, que le monde du travail n’en a que faire des vieux parasites comme moi, mais je garde espoir, encore et toujours. Je marche dans les rues à l’affût de mon propre destin, sans le provoquer, anonyme parmi les anonymes. Je ne souris pas, je ne parle pas, je fuis les regards et je marche. Les jours passent ainsi.

24 novembre 1998.

Aujourd’hui j’ai fuis l’homme, fuis cette espèce humaine qui me traque encore et encore… Je m’étais assis sur un banc mouillé après avoir marché des heures de par les rues comme à mon habitude et je regardais les voitures passer sous mes yeux. Puis un groupe de jeunes, trois garçons et deux filles âgées d’environ treize ans, s’est approché de moi. Ils m’ont semblé bien élevés, presque inoffensifs. Puis ils se sont arrêtés près d’un arbre à quelques mètres du banc, commençant à me désigner par des gestes furtifs. De là où je me tenais, je pouvais entendre les mots distincts de « vieux clodo » et « crade » et je n’ai pas douté qu’il s’agissait de moi. Ce ne pouvait être que moi. Mais ils n’en sont pas resté à ce simple constat de mon état, il leur fallait quelque chose de plus. Ils ont alors commencé à me faire des grimaces, à se moquer ostensiblement de moi, à me crier des injures. Et rien ni personne ne jouait en ma faveur, les gens passaient entre nous sans intervenir. Je ne savais pas quoi faire ou quoi dire, j’étais là à me faire railler par des enfants, de simples enfants mal éduqués. Incapable de réagir comme il convient dans ce genre de situation, je me suis levé et j’ai couru sous les rires mauvais de ces gosses. J’ai couru et couru encore, sans jamais m’arrêter jusqu’à ce qu’à bout de souffle je puisse m’extraire de ce monde en m’enfermant dans mon appartement. C’est là que je suis maintenant, effondré dans le coin sous la fenêtre, à pleurer toutes les larmes de mon corps. Quelle est cette société qui détruit les plus faibles, qui les réduit en poussière sans même s’en émouvoir ? Peut-il exister un quelconque dieu tolérant cette injustice ? Je ne crois plus en rien. Je ne crois plus en la vie. Comment la mort pourrait-elle être pire encore que le monde dans lequel je me meurt peu à peu sous les regards amusés des gamins ? Accroupis dans la poussière, les genoux repliés et le front entre les bras, je n’espère plus rien de cette vie.

A nouveau la musique me parvient d’à côté, mélancolique. Ce soir ce sera Bach qui accompagnera ma souffrance. Dos au mur, les bras en croix et le visage appuyé sur mon coude, peu à peu je sombre dans un profond sommeil.

25 novembre 1998.

Je me réveille. Le soleil n’est pas encore levé, il fait noir. Mais déjà la musique classique accompagne les battements de mon cœur par un rythme lent et saccadé. Les sourds accords de contrebasse ébranlent l’opaque silence de la nuit. C’est un concerto de Vivaldi. Je me lève avec peine, fais quelques pas. J’ouvre la fenêtre, il pleut. Je recueille quelques gouttes d’eau dans la paume de ma main, puis m’en asperge le visage. Je reviens dans la pièce. Poussé par je ne sais quelle force obscure, je me met à danser au milieu de la pièce, lentement. La musique est triste. Je ne pense plus, je me laisse porter par les sons. La musique est une catharsis. Le rythme s’accélère. Je retrouve les pas de danse que l’on m’a enseigné étant enfant. Issu d’une famille aisée de la haute bourgeoisie, on m’avais placé dans l’une des rares écoles pour danseurs-étoile. Une de ces écoles où l’on vous éduque en futur prodige, à la baguette et aux chantages quotidiens. On avait réussi à faire de moi un surdoué de la danse, un petit génie. Le jour de l’ultime examen, un de mes camarades avait garni mon soulier de morceaux de verre pour me faire radier de la liste. Le pied incrusté d’éclats de verre, on m’a éliminé du concours, je n’étais plus rien. Ma famille elle aussi m’a presque répudiée comme si la faute m’était impartie. Je n’ai jamais plus dansé autrement qu’en cachette, mes parents étaient déshonorés. J’avais alors treize ans, le même âge que ceux qui aujourd’hui m’ont humilié. Mes parents sont morts un an après cet événement ; mon père s’est pendu suite à la faillite de son entreprise et ma mère s’est défenestrée deux semaines plus tard, minée par le chagrin. Elle ne s’est pas souciée de mon avenir, ne m’a même pas laissé un mot. Elle s’est simplement jetée dans le vide sans m’adresser un seul cri.

Le rythme s’accélère encore, je tourne sur moi-même, pris dans un élan que rien ne pourra plus stopper si ce n’est la fatigue. Les minutes s’écoulent, puis les heures. Le jour se lève et toujours je danse sans plus me soucier du monde qui m’entoure. Je transpire. Les heures défilent, la musique tourne et tourne encore. Je danse, simplement.

Mais soudain, le chant mélodieux de la contrebasse est interrompu brutalement sans avoir pu terminer son phrasé, sèchement. Une porte claque. Je me rue vers la mienne, l’ouvre brutalement et me jette sur le palier. Un homme descend l’escalier. Il porte de longs cheveux bruns, un imperméable noir, des lunettes.

« Je vous ai vu ! Enfin je vous ai vu ! ». Je le crie dans la cage d’escalier, accompagnant mon exclamation d’un rire enfantin. Il se retourne, me regarde d’un air ahuri, esquisse l’ébauche d’un sourire de compassion, puis continue son chemin. Je sais maintenant à quoi ressemble mon voisin le mélomane, celui qui depuis un an rythme ma vie grâce à sa passion. Au fond de moi-même je lui suis reconnaissant d’apporter une touche de vie à mon existence funèbre.

Je regagne mon appartement. Le silence est pesant, la musique a disparue et ça laisse un vide, oppressant. Je suis trempé de sueur…

Je gagne ma salle de bain, derrière la porte verte. La douche est vétuste, l’eau y est toujours tiède. Epuisé, je me réveille par une douche froide. L’eau me purifie en même temps qu’elle me glace, mais je me sens bien. Il est rare que je me lave. A quoi bon ?

Nu, je me regarde dans la grande glace qui fait le dos de la porte. J’ai toujours eu ce corps malingre et disgracieux, trop efféminé pour un homme, trop maigre, trop grand… Je n’ai jamais aimé ce corps, ce corps de danseuse. Je me hais. Incapable d’établir de contact avec mes congénères, je n’ai même pas un corps auquel il pourraient s’identifier, un corps d’homme. Ils m’ont toujours fuit, me qualifiant d’homosexuel en termes moins raffinés, justifiant par là le fait qu’ils préféraient m’éviter. Les femmes ne m’ont jamais adressé la parole, sans aucun doute en quête d’un homme et non d’une demi-femme. Comme quoi, l’être humain s’arrête toujours aux apparences pour fonder ses jugements de valeur. Aux yeux du monde, je serai une sorte d’hermaphrodite, un androgyne. Mais je ne suis qu’un homme, un simple homme qui n’a jamais été reconnu comme tel.

Toujours nu, je sors de la salle de bain, je m’assois sur ma chaise. Je n’ai pas de livre, je n’ai jamais aimé lire. Je m’assois simplement et je pense…

Rien que moi et ma solitude. Je regarde au dehors, un oiseau brave la pluie pour venir s’asseoir sur le toit en face, de l’autre côté de la cour. Il me regarde, intrigué. Durant de longue heures il reste blotti là et durant de longues heures on se fixe du regard. Juste lui et moi. Le seul être vivant qui m’aura vu dans ma totale nudité. Le seul être vivant qui m’aura vu tout court.

Le temps s’écoule et je pense, je me souviens de ma vie, ou plutôt de ma longue agonie…

Le soir, mon visiteur finit par partir et je ferme les volets.

Je me blotti contre le mur, nu, puis je m’endors.

26 novembre 1998.

J’ai froid, il fait nuit. J’ouvre les paupières, toujours cette musique. Ecrasé contre la paroi, transi de froid, je scrute l’obscurité. Voilà bien dix ans que je vis seul dans cet appartement glauque et jamais il ne m’a paru si sombre, même la nuit. Je n’ai jamais eu de lit ici, c’est trop cher et je préfère les planches dures du parquet, elles me renforcent.

C’est la symphonie vingt-deux de Haydn, lente et à la fois triste. Je l’écoute pendant que je tire à moi une couverture de laine qui traîne sur le sol. Je pose une oreille sur le parquet pendant que l’autre écoute la symphonie. J’entends par terre les craquement du vieil immeuble, les sons des tuyauteries et les bruits des étages inférieurs, endormis. Puis un lourd bruit de chute me provient d’à côté, avant de laisser le silence reprendre ses droits. Le voisin aura sûrement laissé choir un objet. J’aimerai savoir ce qu’il fait de toutes ces nuits où il écoute de la musique. Il ne dort pas avec car elle ne se rallume qu’à une heure tardive, vers quatre heures du matin. Comment gère-t-il sa solitude, lui qui comme moi n’a jamais de visite ? A-t-il de la famille ? Travaille-t-il ? Il partage mon silence et mes nuits, mais je ne sais rien de lui. Pense-t-il la même chose que moi à ce moment, se pose-t-il les mêmes questions ? Est-il lui aussi allongé nu de l’autre côté de ce mur ? Cet homme est un mystère pour moi comme je suis un mystère pour cette société. Nous sommes des anonymes, les marginaux d’une société qui n’a pas voulu nous intégrer, qui nous a exclue parce que nous sommes trop faibles pour nous y adapter. Cette société n’aime pas les faibles.

La symphonie continue. Allongé à même le sol, je me souviens de mon adolescence. Cette adolescence détruite dans un de ces obscurs foyers pour orphelins. Après que mes parents m’aient abandonné à cette terre, les quelques loups de ma famille se sont refusé à m’élever, trop préoccupés par leur propre réussite pour s’encombrer d’un môme dépressif.

J’ai sans cesse ces images qui reviennent. Celle de mon père, suspendu au lustre de son cabinet, la bouche grande ouverte et les yeux exorbités, les mains ouvertes devant lui et les doigts recroquevillés comme pour implorer un ultime pardon. Renversé sur le sol, son fauteuil de bureau… Puis ma mère déboulant dans la pièce en hurlant, s’accrochant aux pieds de mon père en vociférant ces mots odieux : « C’est de ta faute ! De ta faute ! Va-t-en ! ». Ce sac qu’on transporta en dehors de notre maison sur une civière avec dedans la seule chose qui subsistait de mon père, un pantin désarticulé, avec la nuque brisée et ce regard effrayant que jamais je n’oublierai… Puis ce hurlement atroce deux semaines plus tard, provenant du salon. Cette fenêtre cassé et ce corps étendu sur la terrasse, les bras en étoile, les jambes brisées. Dans une mare de sang. Ma mère, vaincue par le désespoir. Qu’y a-t-il de plus immonde que la vue de ces vie anéanties ? Qu’y a-t-il de plus horrible que de voir ses propres parents se suicider sans explication, sans un mot, sans aucune pitié pour cet enfant de quatorze ans qui devra supporter ces images de mort tout au long de sa vie ? « C’est de ta faute, de ta faute, de ta faute, de ta faute, DE TA FAUTE ! ».

Ces mots, voilà bien des années que je me les répète sans cesse, convaincu qu’ils contiennent une part de vérité. Si dans sa douleur, ma mère m’a jeté ce reproche, c’est qu’elle avait ses raisons… Tout ce qui m’arrive est de ma faute. Uniquement de ma faute.

Mais le sort ne s’est pas contenté de m’arracher mes parents de la manière la plus ignoble, il lui fallait plus de souffrances encore, il lui fallait détruire ma vie entière en me jetant dans ce foyer pour orphelins. J’ai passé quatre ans dans ce sombre édifice, quatre ans de torture psychologique, de brimades, de moqueries…

Dés la première nuit on m’a propulsé dans une chambre où déjà cinq gosses des rues s’entassaient. Cinq gamins sadiques et foncièrement mauvais qui durant quatre ans m’ont mené une vie d’enfer, m’ont harcelé. J’ai eu droit aux orties au fond de mon lit, à l’enfermement dans le placard, au vol et au racket, comme dans les plus mauvais films. Ils m’ont obligé durant trois nuit à dormir sous mon lit, à même le carrelage. J’ai attrapé une pneumonie et ils n’ont jamais été punis, jamais. Je me taisais, je subissais en silence. On m’appelais « Marie-pisse-trois-gouttes ». Déjà à cette époque on m’avait féminisé. Ces quatre ans ont été le purgatoire, le palier avant l’enfer qui m’attendait : ma vie d’adulte.

En cette froide nuit, couché à même le sol, je me rappelle ces nuits passées sous mon sommier, sur ces pierres glaciales. Ils s’étaient relayés la nuit pour me surveiller afin que je n’en sorte pas. Trois nuits à grelotter et à pleurer. Jamais je ne les oublierai.

Alors que la symphonie vingt-deux s’écoule, je m’endors avec mes souvenirs, mon fardeau…

Après une journée de marche à travers la ville, sous les regards accusateurs de la foule anonyme, je regagne mon sombre appartement. Alors que je tourne la clef dans la serrure, j’entend toujours la même symphonie vingt-deux de Haydn qui me parvient de sous la porte du voisin. Je rentre chez moi. Comme toujours, j’engloutis mes pâtes, ma tranche de jambon et mon verre d’eau. Comme toujours je reste adossé au mur en regardant tomber la pluie et en écoutant la musique. Et comme toujours je m’assoupis quelques temps avant de me réveiller en pleine nuit.

27 novembre 1998.

Il doit être deux heures quand je me réveille. Et toujours la même symphonie de Haydn, sourde et lancinante, qui perce la nuit. La fenêtre ouverte, je vois la lune, il fait bon. Je me lève avec peine et à nouveau j’esquisse quelques pas de danse au centre de la pièce. Mes habits sont lourds, je m’en défais, les jetant avec dédains sur le sol. Nu, je danse, entraîné par les accords des violons. A nouveau je tourne sur moi-même, tourne et tourne encore, pris dans une sorte de transe. J’oublie tout, j’oublie ce monde cruel qui m’entoure pour m’offrir tout entier au son des instruments. Dans ces moments je suis heureux. Alors que la symphonie se termine, je l’entends qui se remet en route, et cela plusieurs fois. C’est la première fois que mon voisin écoute un air en boucle. Toute la nuit ce morceau va se jouer et toute la nuit je vais danser dessus, sans m’arrêter.

Alors que le jour se lève, je danse toujours. Et toujours la même symphonie.

Les heures passent, la journée passe et toujours je danse sur la même symphonie avec une fièvre que depuis longtemps je n’ai plus connue. Je me souviens de la dernière fois que cela m’est arrivé. C’était dans le salon de ma maison d’enfance, là où ma mère s’est jetée dans l’autre monde. Je dansais depuis des heures et la nuit tombait. Je dansais les yeux fermés sur Haendel, tellement absorbé que je n’avais pas vu mon père entrer dans la pièce et s’asseoir sur le divan. Toute la nuit j’ai dansé et toute la nuit il m’a regardé, assis en silence. Quand la musique s’est enfin tue, j’ai ouvert les yeux et j’ai vu mon père pleurer. Ses larmes coulaient le long de ses joues et il ne faisait rien pour les arrêter. Il s’est levé et m’a pris dans ses bras en me chuchotant « excuse-moi ». Le lendemain, il s’est pendu.

Je pleure maintenant, mais toujours je danse alors que la journée se termine. Le soleil se couche derrière les nuages. Je n’ai pas mangé. Je n’ai fais que danser toute la journée sur cette symphonie de Haydn qui n’en finit pas.

Alors que la ville plonge dans l’obscurité, je tombe sur le sol, exténué et je m’endors.

28 novembre 1998.

Aujourd’hui je n’ai pas marché dans les rues de la ville. Je n’ai pas dansé non plus.Je suis resté à même le sol, dans la position du fœtus, à pleurer. Les cheveux dans la poussière, je me suis remémoré ma vie, ou devrais-je dire ma survie, en rejetant toute l’eau de mon corps par mes paupières plissées. Puis je me suis endormi.

29 novembre 1998.

Il est à nouveau très tôt le matin quand je me réveille. Je me relève brutalement et tend l’oreille. Toujours la même symphonie de Haydn. Je m’approches du mur et y applique l’oreille. Rien. Pas un son autre que les notes de musique. Cette symphonie commence à m’exaspérer, à reprendre sans cesse du début dés qu’elle se termine. Je toque à la paroi. Puis, saisi par je ne sais quelle frénésie, je me met à tambouriner sauvagement contre le mur. « Tu vas changer d’air ? Change d’air ! ». Reprenant de plus belle, je frappe avec force sur le crépi en criant « change d’air ! ».

Puis je chante les mêmes mots en phase avec la symphonie, comme un psaume. « Change d’air, change d’air, change d’air… ». Et je danse, je danse en chantant… pendant près d’un quart d’heure.

Je finis par me laisser tomber par terre en riant de tout mon soûl, avant de rester agenouillé, immobile, sans un bruit. Toujours la même symphonie. Pris de panique tout à coup, je me jette dans la cage d’escalier et me rue sur la porte du voisin, mais sans un bruit. Je reste quelques instants suspendu, l’oreille contre le bois rêche, à guetter le moindre son en provenance de mon mystérieux voisin. La clef est dans la serrure. Puis, mû par une intuition, je retourne dans ma mansarde et chamboule tous mes tiroirs à la recherche d’un fil de fer. Jetant tout sur le parquet, je finis par trouver une bobine de fil d’étain dans un recoin d’étagère. Je retourne sur le palier…

Pendant près de deux heures je vais tenter de récupérer la clef par terre après l’y avoir fait tomber en la poussant dans la serrure. Rien ne bouge à l’intérieur et l’immeuble est toujours endormi, personne n’a entendu mes cris et mes coups.

Et enfin, miracle ! La clef reste accrochée au bout de mon fil d’étain et je la vois jaillir de sous la porte. « Je l’ai ! je la tiens ! ». Je jubile.

Après m’être reposé quelques minutes sur le paillasson, adossé au mur, la clef dans le creux de la main, je me hisse debout et glisse la clef dans la serrure. Un déclic, je pousse doucement la porte… La symphonie de Haydn envahit le palier et la cage d’escalier. Je me glisse par l’entrebâillement, il fait sombre. Je referme la porte derrière moi. Juste cette musique qui me vient du fond de la pièce et une forte odeur de pourriture. Je cherche l’interrupteur…

Le voilà. Je l’enclenche. La lumière m’éblouit… Pris d’horreur quand mes yeux se sont réhabitués à la luminosité, je pousse un cri qui s’étouffe. Je me retrouve soudainement plongé dans mon enfance. Suspendu au plafond, tel une marionnette, les yeux exorbités et la bouche pleine de sang coagulé, mon voisin pend comme un vulgaire paquet. Effrayé, je me jette dans le coin derrière la porte en tremblant. Je ne bouge plus, je ne peux défaire mes yeux de cet homme qui est accroché là comme pour que je n’oublie jamais mon passé. Il est mon passé, il a été ma vie avec sa musique, il sera mes souvenirs jusqu’à ce que la mort ne vienne me délivrer. Je tremble de tous mes membres, puis je me mets à pleurer, à sangloter. C’est comme si quelque chose s’amusait à me voir souffrir, à me piquer chaque jour de mille aiguilles. Je n’en peux plus.

Mais déjà quelqu’un me tire des affres de la mort. Quelqu’un sort sur le palier d’un des étages inférieurs ? Je l’entends qui marche dans les escaliers. Est-ce qu’il monte ? Descend-il ? pris de peur, je bondis vers la porte, fais un pas vers dehors, hésite puis reviens. Avec des gestes vifs, j’arrache frénétiquement les fils électriques de la chaîne-stéréo. La musique s’interrompt et le silence reprend ses droits. J’ai derrière moi ce cadavre suspendu à un câble et je n’ose plus me retourner. Je prend la chaîne dans les bras et court aussi vite que je peux vers mon appartement où je la pose à même le sol avant de revenir chercher toutes les cassettes et les disques de musique. Quand j’ai tout transbordé dans mon appartement, je m’assois sur les marches de l’escalier et attend le jour, recroquevillé et pleurant.

Je comprends pourquoi la même musique tournait en boucle depuis trois jours. Je comprends le bruit de chute dans la nuit du vingt-six, le bruit d’un tabouret, d’un tabouret qui se renverse sous les pieds d’un homme qui se pend. Le bruit d’une vie qui prend fin avec brutalité. Le bruit d’une nuque qui se brise dans la douce musique d’une symphonie de Haydn. Le simple son de la mort.

La mort ! Quand se décidera-t-elle à venir me chercher ?

Assis sur ces marches, j’attends le jour, mais j’attends aussi la mort…

Ce n’est pas la mort qui viendra aujourd’hui, ce sont les ambulanciers. J’ai crié dans la cage d’escalier pour que la vieille concierge vienne voir. Je lui ai indiqué sans un mot la porte entrebâillée du voisin. Elle a poussé un petit cri en voyant le cadavre, puis elle a dévalé les marches jusqu’à son téléphone.

Je lui ai crié en riant : « Ne vous tuez pas ! Il a le temps, ça fait déjà trois jour qu’il attend qu’on vienne le descendre ! ». Je n’ai pas réalisé qu’après l’avoir dit l’horreur de mes paroles, mais la mort ne me fait désormais plus peur, j’en ris inconsciemment. C’est comme si je jouais un jeu avec elle, un cache-cache où elle doit venir me trouver. Je finis par trouver ça drôle qu’elle passe sans cesse à côté de moi sans me voir. Un jeu. Un horrible jeu.

Ils sont venus les ambulanciers. Je les ai regardé passer, ils ne m’ont pas remarqué. Personne ne me remarque… Un policier a mis les scellés sur la porte, puis ils sont tous partis sans remarquer que j’avais pris la chaîne et les cassettes. Sans remarquer que j’étais nu.

Je suis retourné dans mon appartement, j’ai fermé la porte et je me suis allongé par terre, un sourire aux lèvres. Je viens de comprendre la règle du jeu, désormais je peux jouer convenablement avec la mort, sans tricher.

« A nous deux, Mort ! »

Je ne bouge plus, je reste simplement là à regarder le plafond. La journée s’écoule, sans musique, rien que le silence…

30 novembre 1998.

Les policiers sont venus chez moi. Ils voulaient savoir si je connaissais mon défunt voisin, si je pouvais les renseigner sur sa famille. Je leur ai simplement affirmé qu’il n’avait jamais de visite, qu’ici les gens ne venaient pas, que l’obscurité les faisais fuir. « Vous savez monsieur l’agent, ici on ne vit pas, on attend la mort… ». Le jeune homme m’a regardé avec un œil inquiet, puis a lancé un geste de replis à son collègue qui regardait, avec un rictus de dégoût au coin des lèvres, mon appartement sale et vétuste. « Vous feriez mieux d’ouvrir vos fenêtres, sinon un jour vous attraperez vraiment la mort ». Quel idiot ! Si seulement il pouvait comprendre que c’est elle qui doit venir m’attraper et non l’inverse, que je n’attend que ça. Mais je n’ai rien dis, de toute façon ils avaient déjà disparu dans l’escalier.

La porte est restée entrouverte. J’ai ouvert ma fenêtre et un courant d’air s’est chargé de la fermer. Puis je me suis dirigé vers ma chaîne et j’ai glissé sans choisir un disque dans le lecteur.

Pour une fois dans ma vie, je possède quelque chose qui a un peu de valeur à mes yeux, de quoi égayer un peu mon quotidien. Depuis que je l’ai rebranchée, la chaîne projette au travers de la pièce les accords des plus célèbres compositeurs classiques, rien que pour moi. Je m’imagine devant un orchestre, les musiciens ne sont là que pour moi, le chef d’orchestre se penche vers moi pour me saluer à chaque fin de morceau, ils sont venus par centaines pour me jouer les plus beaux airs, par centaines ! Des violonistes, des contrebassistes, des trombonistes, des flûtistes, des trompettistes, des clarinettistes… tous pour moi, rien que pour moi et pour moi seul ! Sur Vivaldi ou Haydn, des milliers de choristes émergent des balcons et chantent en me regardant, en me regardant moi ! Un parterre rien que pour moi ! je suis là, je les écoute, mais lorsque je me lève pour les applaudir, ils quittent tous précipitamment la scène et les balcons. Ils ont disparu et je suis seul…

J’ouvre les yeux, la musique s’est arrêtée. Je viens de m’assoupir.

Dehors il pleut toujours, c’est le temps du nord.

Je remet un disque de Schubert. La journée s’écoule et la nuit s’entame. Déjà le soleil se couche et je me demande combien j’en ai déjà vu se coucher sans avoir rien fait de ma journée, sans être sorti de chez moi. Quelques dizaines ? Des centaines, des milliers…

Et bien aujourd’hui en est une de plus ! Et à nouveau je m’endors dans une position inconfortable.

Quand je me réveille à nouveau en pleine nuit, que la lune éclaire de sa lueur blafarde mon plancher et qu’un vent frais me caresse les côtes, j’ai envie de danser. Alors je mets un disque et je danse. Tout le reste de la nuit je danse.

La lune s’échappe, le jour se lève. Je danse.

1er décembre 1998.

Le sort s’acharne sur moi. Alors que je danse depuis des heures sans me soucier des oiseaux qui viennent recouvrir mon bord de fenêtre de leur immonde guano, un son étrange perturbe ma musique, une sorte de sonnette. Peut être une illusion. Je continue mes pas. Mais à nouveau cette sonnette… Puis des coups sourds contre ma porte. Je ne rêvais pas, quelqu’un cherche à me voir. Les policiers ? J’éteints Schubert, enfile ma chemise et me dirige vers ma porte.

Quand j’ouvre la porte, sur le palier je vois trois hommes. Celui qui se situe le plus proche de moi est habillé d’un costar gris sombre avec une cravate beige. Sur son nez, de grosses lunettes. Il tient à la main une mallette noire. Derrière ses lunettes, des petits yeux sombres, plissés, chargés de lourds cernes. Le visage n’est pas agréable, voire même plutôt antipathique et son crâne est presque chauve, juste parsemé de quelques cheveux grisonnants. Les deux hommes derrière lui sont grands, vêtus de bleus de travail. Ils sont jeunes, musclés.

Le premier me gratifie d’un « bonjour » solennel, sans humeur, les deux autres sont moins retenus, presque jovials. Je leur demande le pourquoi de leur visite. Il me répond alors toujours sans humeur, d’une voix monocorde, mécanique. « Je suis huissier de justice, mon rôle consiste à faire respecter les devoirs fiscaux de mes concitoyens. En ce qui vous concerne, des recherches de la part des policiers municipaux en charge de l’affaire du suicide de Monsieur Asvenopoulos votre ex voisin, ont révélé vos impayés. Il a également été décrété que votre appartement est insalubre et constitue une menace en matière d’hygiène pour les résidents de l’immeuble. C’est pour ces raisons que la justice a prononcé à votre encontre un avis de saisie de vos biens et un second avis prévoyant votre expulsion avant la date du 5 décembre 1998, délai qui vous est imparti et dont la violation serait passible de poursuites. De plus, il est évident qu’aucune indemnisation ne vous sera reversée : rien n’est prévu pour vous retrouver un logement, c’est à vous d’en faire la demande auprès de l’administration, mais vous continuerez à bénéficier de votre revenu minimum. Je suis désolé. »

Après quoi, sans un mot, les trois hommes se glissent dans mon appartement et commencent à se saisir des quelques malheureux biens que je possède, tandis que je reste bouche bée sur le pas de la porte. Après m’avoir volé ma vie, voilà qu’on se saisi de ma survie. La société n’aime pas les faibles. Je n’en veux pas à ces hommes qui ne font qu’obéir aux règles d’une société égoïste pour pouvoir eux-même survivre et nourrir leurs familles. J’en veux à l’humanité toute entière de ne pas être capable de créer une communauté viable pour tous, sans misère et sans chômage. Où dormirais-je ce soir pendant que ceux qui font les lois se prélassent dans le satin ? Dans un caniveau ? Ou peut-être dans un terrain vague au milieu des carcasses de voitures, vestiges de vies détruites sur la route comme la mienne fut détruite dans le cabinet de mon père ?

Je les regarde passer devant moi avec les bras chargés, tandis que d’une voix chuchotante, monsieur l’huissier lit ce qu’il inscrit sur son carnet : « une table en pin, une chaise en osier, sans valeur particulière, un lot d’assiettes en porcelaine bon marché avec couverts en inox et verre de récupération non assortis, deux casseroles en aluminium, un lot de dix serviettes de bain… ». La liste se poursuit, mais il n’y a déjà presque plus rien. Voilà tout ce que je possède. Mais lorsque les deux adjoints s’emparent de ma chaîne et des piles de disques, « … et une chaîne-stéréo bon marché accompagnée d’une trentaine de disques de musique classique… », je m’aperçois tout à coup de la gravité de ma situation et de mon horrible infortune. Comment peut-on réduire à néant une personne qui n’a déjà presque plus rien, qui n’a plus que sa musique pour survivre ? comment peut-on lui enlever de cette manière tout ce qui est susceptible de le maintenir en vie ? C’est un nouveau suicide qu’ils veulent provoquer ? Est-ce une quelconque manœuvre pour se débarrasser des parasites comme moi, des gens qui encombrent l’espace vital de ceux qui réussissent ? Pour se débarrasser de ce que je représente, c’est-à-dire l’échec de cette société ?

« je vous en supplie, laissez-moi ma musique… s’il vous plaît ! »

L’huissier me répond avec froideur « Ne soyez pas ridicule, qu’en ferez-vous une fois dans la rue ? ». Il ne se rend pas compte de l’horreur de cette réplique qui achève de me rabaisser plus bas que je ne suis déjà, au seuil de l’irrécupérable. Je ne suis plus rien.

Ils finissent par s’en aller après m’avoir demandé le double de la clef de la porte d’entrée.

Je reste là, dans cette pièce qui résonne, seul au milieu de rien, ou rien qu’avec moi-même qui ne suis plus guère sûr d’être autre chose qu’un atome sans vie. Sur le sol, juste une assiette, des couverts, un verre, une casserole et une couverture.

Anéanti, je me laisse une fois encore tomber sur le plancher. Puis je pleure comme je n’ai jamais pleuré jusqu’à ce jour…

5 décembre 1998.

Je suis las de parcourir les trottoirs sales de cette ville triste. J’ai cessé de chercher un emploi. Je n’ai rien pris avec moi, si ce n’est ma veste et un baluchon avec une couverture. Comme le jour où je suis entré à l’orphelinat, car c’est bien d’un orphelinat qu’il s’agissait sous le nom ronflant de « foyer de réinsertion des jeunes perdus ». Je me vois encore assis sur la banquette arrière de cette grosse cylindrée, le regard vide. Devant, mon oncle conduisait son bolide dans un silence de mort. Il ne m’a pas adressé un seul mot. Pas un son, ni même le gargouillement de son gros ventre à bière ; engoncé dans son complet bleu marine, étranglé au niveau de son goitre par cette ridicule cravate rouge qui lui donnait un air de député-maire, sur son visage perlaient des gouttes de sueur. Je voulais croire qu’il m’emmenait pour mon bien, mais c’est uniquement pour le sien qu’il commettait cet acte lâche de me refourguer à cet organisme bouffeur d’enfance, cette machine à fabriquer des refoulés, des criminels et des marginaux…

Pas même un regard du haut de son gros nez cirrhotique sur lequel siégeaient avec confort ses deux verres correcteurs au teint jaunis. Pas une expression de regret dans les rides luisantes de son petit front. Pas un tremblement d’hésitation sur ses lèvres crispées sur un ridicule bout de cigarillo consumé. Rien. Absolument rien qui puisse me laisser croire qu’il se sentait mal à l’aise. Rien qui me permette de lui pardonner pour cet acte immonde, cet abandon impitoyable. Il se sentait dans son plus bon droit de placer son neveu dans une prison pour enfants alors que mon seul tort jusqu’ici avait été de voir mourir mes parents.

Nous nous sommes arrêtés le long du trottoir. Je pouvais voir cette grande grille à ouverture automatique de là où je me trouvais. Après avoir fiévreusement replacé sa mèche de cheveux gris du bon côté de son front, mon oncle s’est hissé avec difficulté par la portière. Il a remonté son pantalon et a marché vers la porte, avant d’appuyer sur une sonnette avec interphone. Ses lèvres ont bougé et peu après la porte s’est ouverte et une femme est sortie. Il m’a invité à quitter la voiture, m’a gratifié d’une tape sur l’épaule avec un sourire faussement rassurant… Je ne l’ai revu que trois fois dans ma vie, parce que l’assistante sociale le lui avait demandé. Et j’en suis bien heureux finalement.

Donc en entrant j’avais sur moi et dans ma petite valise mes quelques affaires personnelles. On m’a tout de suite attribué cette chambre où déjà cinq gosses, des cas sociaux, s’entassaient. L’un d’eux, le plus âgé, avait déjà purgé six ans dans cette bâtisse. Il faisait partie de ceux que leurs parents ont violés et séquestrés durant des mois ou des années sans jamais avoir le droit de sortir de chez eux. Des comme lui, il n’y en avait que trois dans tout l’orphelinat. Ce sont souvent les pires, parce qu’ils se déchargent de ce qu’ils ont subi sur les autres, en leur infligeant toutes sortes de sévices ou de punitions malsaines. Il s’appelait Joss, un nom de chien. Ensuite il y avait Bertrand le rouquin. Son père était alcoolique et un soir de grande beuverie avait égorgé sa mère dans son lit puis s’était endormi près d’elle. Il a dénoncé son père le matin même. C’était un type influençable qui se laissait facilement diriger par Joss. Jacques Et Arthur étaient né sous X, enfants perdus, sans famille et sans racines. On dit souvent que cette situation rend paranoïaque. Paranoïaques, ils ne l’étaient pas, fous oui. Tous les deux vouaient une certaine haine à tout ce qui restreignait leur liberté, même si ce n’était pas volontaire : la société, les pions, le directeur, les cuisiniers, les camarades et moi plus que tout parce que j’avais osé prendre une part de leur espace vital dans cette chambre glauque. Le dernier, Bilal, n’a jamais dis quoi que ce soit sur son passé. Une sorte de délinquant récidiviste traumatisé par un événement de sa vie qui devait être à l’origine de sa présence parmi nous. Voilà ceux qui ont partagé mon quotidien durant quatre ans.

Fébrile, tremblant comme une feuille sous la brise, je suis entré dans cette pièce peu lumineuse où dix yeux se sont immédiatement posé sur moi avec une lueur de mépris. La femme qui m’accompagnait, une surveillante, m’a présenté à eux, vite interrompue par Joss qui lui lança avec insolence : « Mais on s’en branle Josiane de ce mec, qu’est-ce qu’y fout dans notre piaule ? ». Sur quoi elle lui rétorqua de manière soumise qu’il ferait mieus de ne pas être si vindicatif. L’échange fut bref et elle tourna rapidement les talons, me laissant face à mes futurs bourreaux.

6 décembre 1998.

Je me suis trouvé un squat sous le porche d’un vieil immeuble délabré, dans une cour sombre recouverte de mousse, jonchée de détritus et de défécations en tous genres. Ma nouvelle maison est faite de quelques gros cartons récupérés dans les poubelles d’entreprises, sponsorisée par des grandes marques d’électroménager et de multimédia. Qui pourrait imaginer que le carton de son téléviseur me sert de toit ? Je n’ai pas de vêtements chauds, je m’enveloppe de papier journal, ma couverture a pris l’eau. Je n’ai pas de quoi manger, je fais la manche sur les grandes avenues fréquentées, je bois l’eau qui tombe de la gouttière dans un récipient de plastique : un ancien bidon de permanganate… mais au moins je suis tranquille dans ma cour sombre, c’est mon havre secret, mon antre pour ainsi dire. Souvent des pigeons viennent y roucouler, se battre pour un morceau de pain sec, se blottir dans les niches des hautes façades. En haut, tout en haut, le ciel apparaît sombre et menaçant. Je dors peu, hanté par les bruits qui résonnent et rebondissent sur les murs de ciment, s’amplifient, tapent, grincent, sifflent. La nuit les ombres se battent en duel au milieu des déchets et des démons semblent tenir conseil autour des tonneaux d’essence rouillés. La pénombre est propice aux hallucinations les plus folles.

7 décembre 1998.

J’ai dormi tout le jour, à défaut d’avoir réussi à m’assoupir pendant la nuit. Je me réveille en sursaut au son d’un choc métallique. Un chat vient de fureter dans les boîtes de conserves et il s’enfuit maintenant vers la rue. Je me lève avec peine, des douleurs dans les reins. Mes cheveux sont durs, collés par l’eau et la poussière. Ma veste est dure elle aussi, immonde croûte pendant à mon corps, lourde et sale. Je commence à avoir une barbe conséquente, grisonnante et hirsute et mon reflet me fait peur quand je me regarde dans le reste d’une fenêtre brisée. C’est impressionnant avec quelle vitesse le corps vieillit lorsqu’il est négligé : les cernes sous les yeux, les rides sur le front, les taches brunes sur la peau…

8 décembre 1998.

La nuit a passé, mais le sommeil n’est pas venu. Je suis un fantôme, l’ombre de moi-même ou plutôt le reflet de mon ombre. Je sors de ma rue et je marche. La pluie tombe et je la sens qui coule sur ma nuque et dans mon dos, glaciale. La rue est pleine de citoyens paisibles qui déambulent vers une destination qui leur est connue d’eux seuls, sans but réel, convaincus de servir à quelque chose. L’Homme ne sert à rien. Il attend son heure en tentant de remplir ses journées de choses futiles qui lui paraissent vitales. Il conserve l’illusion d’une vie hypothétique après la mort ; moi j’ai cessé de croire en une vie avant la mort. Avant les gens me dévisageaient avec suspicion, me regardaient de haut en bas, accusateurs, avec leur regard cynique, maintenant ils détournent les yeux, dégouttés ou coupables. Coupables, ils le sont tous. La société l’est dans son intégralité et avec elle chaque individu qui la compose, car c’est elle qui produit le chômage, sélectionne les gens, les met en concurrence, les soumet, les oppresse et ce sont eux qui acceptent ce système, se laissent soumettre et acceptent de laisser des êtres humains dormir sur les marches des églises. Dégouttés, ils ont raison de l’être, car personne ne mérite de dormir dans la boue, même pas moi. Si je suis sale, collant et puant, c’est parce qu’ils le permettent. Certains me donnent des sous, cinq ou dix centimes alors qu’ils ont des billets dans la poche, tout en me gratifiant d’un sourire compatissant que je ne leur rends pas car l’hypocrisie n’est pas mon fort. Ils ne donnent leurs sous que pour satisfaire leur amour propre et se donner bonne conscience. D’autres accélèrent la marche pour ne surtout pas croiser mon regard vide qui ne les regarde même pas.

Je les vois mais ne les regarde pas. Je marche en tendant ma main tremblante sous le froid et la pluie, puis je retourne me coucher sous mes cartons.

12 décembre 1998.

Je maigris à vue d’œil. C’est amusant de voir ma peau se flétrir comme une plante morte. Mais je me dis qu’il importe peu d’être un os si cet os peut encore marcher ! J’ai effrayé une vieille dame aujourd’hui en l’abordant par le côté pour lui demander l’aumône. Vêtue d’une fourrure de je ne sais quelle bête exotique traquée par des contrebandiers africains, elle portait un collier de perles de nacre et ses cheveux étaient attachés en chignon sur le derrière de son crâne malingre. Elle a eu un sursaut en me voyant. D’abord interloquée, elle a finit par me sourire et me parler. Ce fut la première personne depuis bien longtemps qui osa m’adresser la parole. Animée par une certaine philanthropie chrétienne, elle me donna un billet avec un sourire ridé. Elle s’est mise à me poser des questions sur moi et sur le pourquoi de mon état, sur ma condition. Je l’ai invité chez moi, mais elle n’est pas venue, rejetant mon invitation avec une moue d’effroi. J’ai compris à cet instant que ma vie ne l’intéressait pas, que ses questions n’étaient que le fait d’une habitude hypocrite qui consiste à poser les mêmes questions à tous les gens qu’elle croise. D’ailleurs sa vie ne m’intéressait pas non plus, je ne voulais que son argent. Sa vie je peux la deviner : fille de petit bourgeois, femme de petit bourgeois, elle a dû faire de la danse, du piano et maintenant elle lit Flaubert et tricote devant sa cheminée en jetant de temps en temps un regard inquisiteur au-dessus de ses lunettes demi-lune… une vie rien de plus ordinaire pour une petit dame de son état. Je l’ai laissé là sur son trottoir et j’ai continué mon chemin de pauvre mendiant.

16 décembre 1998.

Les cartons mouillés s’entassent dans un coin. Imperturbablement j’y entrepose tous mes toits qui ne tiennent plus debout et se plient sous le poids de l’eau. Ma maison change régulièrement de forme et se perfectionne avec les objets que je trouve ici et là. On ne viendra pas me déloger dans ce quartier délabré car personne ne s’intéresse plus à ces vieux immeubles en ruine ; le coin n’a plus aucun cachet depuis la construction du chemin de fer. Quand le train passe, les murs bougent et le sol gronde. Les pigeons s’envolent. Couché sous mes journaux, les yeux clos, je n’entends que les battements frénétiques de leurs ailes : « flap flap flap flap » ! La nuit tombe et déjà je m’assoupis un peu, mais Morphée n’arrive pas à me saisir, car je courre pour lui échapper. Un grincement me réveille en sursaut. Je sais qui est là ! Les démons reviennent chaque nuit ! Ils me veulent ! Leurs ombres se battent encore une fois sous mes yeux. Ils se battent pour savoir qui aura le privilège de me tuer. Je ne veux pas ! Qu’ils me laissent en paix ! Un camion passe dans la rue et s’arrête. J’entends des hommes parler. Mais déjà ils s’en vont, juste des éboueurs… les démons sont partis, ils ont pris peur…

17 décembre 1998.

Je me suis réveillé, couché sur le trottoir, dans la rue. J’ai sûrement été emporté par les créatures, mais elles m’ont laissé devant la cour, interrompu dans leur rapt par quelque chose. Elles sont mauvaises. Je passe la journée à marcher par les rues, en quête de subsistance. Des douleurs me tiraillent l’estomac, toujours plus fortes de jour en jour. Je m’assois contre un mur du centre ville ou la foule se bouscule devant les magasins pour les achats de Noël. Il fait froid, les gens sont plus généreux quand il fait froid. Ils donnent, donnent, mais je ne reçois rien. Peau de chique ! Mais le père Noël est grand ! Vive le père noël ! Mes chaussures sont pleines de trous. J’ai les pieds engourdis par le froid. A la fin de la journée, j’ai de quoi me payer un sandwich au jambon. Je le dévore, adossé à une porte, puis je rentre chez moi.

20 décembre 1998.

Toujours cette même cohue dans les rues de la ville, les gens se ruent sur les magasins dans leur frénésie consommatrice, ils courent, se bousculent entre eux, collent aux vitrines d’un air béat… mais autour de moi personne ne se bouscule, un cercle se fait silencieusement, les passants acceptent de rompre leur tracée droite et monotone pour esquisser un demi-cercle autour de « l’homme qui pue ». Ils m’ignorent, je les ignore. Je suis leur mauvaise conscience et ils le savent. Je n’ai ni gants, ni écharpe, ni bonnet, mes cheveux gras sont ma seule protection contre ce froid terrifiant qui me mort la peau. Depuis combien de temps maintenant mon cadavre erre-t-il dans les rues sinistres de cette ville ? Chaque jour que ce Dieu ignorant de la misère fait, je marche et marche encore et toujours en attendant que la mort me prenne dans ses bras doux et me transporte vers un sommeil éternel, dépourvu de tout souci. Je marche… Tous ces gens qui déambulent en cercle autour de mon être s’imaginent une sorte de Paradis, chacun l’imaginant à sa manière. L’un le conçoit empli de femmes nues dont il pourrait abuser en toute tranquillité car dociles et soumises comme des objets, l’autre de champs de fleurs dans lesquels courir niaisement durant une éternité. Certains y voient des arbres fruitiers, des tas d’or, une infinité de barils de vins de toutes cuvées, des pluies de paillettes, des centaines d’hectares de cannabis, des esclaves qui leur masseraient les doigts de pieds, une mer de jus d’ananas… mais aucun d’eux dans son ignorance n’a jamais imaginé que le paradis pourrait être simplement un linceul blanc et doux dans lequel se reposer après une vie pleine de stress, d’angoisse, de malheur et de haine, pendant un temps illimité, en paix ! Ils ne l’imaginent pas de la sorte car ils veulent à tout prix que leur mort ressemble à ce que la vie ne leur à jamais offert : la concrétisation de leurs rêves les plus égoïstes, de leur ambition. Mais ce Dieu dans son insolence se rie de notre existence, il prend du plaisir à donner la mort aux gens qui ne l’ont pas souhaitée pour ne pas l’accorder à ceux qui la désirent plus que tout ! Et moi j’attends toujours. Il faut croire que l’heure de ma mort n’est pas arrivée, qu’une force supérieure – un dieu s’il en est un – s’évertue à me garder en vie pour une de ses expériences sur la résistance humaine au malheur. Je ne me pose pas sans cesse les questions que se posent les petites gens dans leur ennui, ces questions existentielles que se posent ceux qui ne vivent pas et n’ont jamais vécu dans la misère : « qui nous a fait ? », « à quoi servons-nous ? », « pourquoi sommes-nous là ? » ou « pourquoi mourons-nous ? ». Les gens qui comme moi dorment dans la boue savent pourquoi ils sont là, ils ont compris qu’il n’y a pas de raison, pas de but, que nous devons attendre la mort comme une feuille morte attend l’automne pour tomber de l’arbre. La vie et la mort sont un cycle immémorial qui régit toute chose et nous ne pouvons pas aller à l’encontre de cet état des choses. Notre vie est une longue attente de la mort et la plupart des hommes croient pouvoir changer l’avenir, alors ils remplissent leurs jours d’actes futiles qu’ils pensent salutaires et utiles et, parvenus au couchant de leur vie, ils regrettent de n’avoir pas profité du temps qui leur était imparti pour concrétiser leurs rêves. Arrivé à ce stade de déception ultime, ils s’obstinent pourtant toujours à croire en l’avenir, un avenir qu’ils placent désormais au-delà de la mort elle-même, et ils persévèrent dans l’attitude qui a gâché leur vie : occuper le temps en espérant un miracle. Peut-être un messager qui viendrait à leur porte pour leur dire d’un air bêtement jovial : « Salut, je suis Monsieur Bonheur ! Je vous apporte le bonheur que vous aviez commandé, il vous attend devant la maison ! ».

D’autres choisissent le suicide, parce qu’ils ne veulent pas attendre. Dans leur impatience, ils veulent avoir leur paradis tout de suite. Leur vie leur semble hideuse, alors ils adoptent une attitude de fuite. La lâcheté. Ils offensent la mort en n’attendant pas sa venue. Imaginez le visiteur qui viendrait à votre porte, heureux de venir vous chercher pour une promenade, et à qui on dirait « N’insistez pas monsieur, il ne vous répondra pas car il est parti se promener sans vous ». Comme si la feuille pouvait choisir de se séparer de la branche avant l’automne, avant la mort… Leur mort ne sera pas douce.

Dans ma grande politesse, j’attends patiemment que la mort vienne me prendre, qu’on aille ensemble se promener sur les rivages de la mer du sommeil éternel. La mort fut au cour de ma vie mon amie la plus sincère, toujours proche, toujours présente.

C’est la seule personne avec qui je veux vivre !

Je marche…

22 décembre 1998.

On est venu me voir cette nuit dans ma cour. J’écoutais Haendel dans ma tête quand une ombre s’est approchée de moi, venant de la ruelle. Elle était fine et je l’ai devinée aussi très belle. Sans dire un mot elle s’est assise près de moi, les bras en croix. Elle est restée là, la tête posée sur ses genoux. Les heures ont passé et je me suis endormi. Au matin, elle n’était plus là. J’ai compris qu’elle était la Mort. Je lui ai donné un prénom, Aminéa.

Ce matin il neige, la cour est couverte d’un fin manteau blanc. Je suis transi de froid. De ma bouche s’échappe un filet de vapeur. J’ai une douleur à la tête qui ne s’en va plus depuis hier. Plus aucun oiseau ne se blottit dans les cavités des murs en ruines, juste un chat, un pauvre chat gris ébouriffé, mouillé et sale comme moi. Je sors dans la rue qui déjà est animée. Devant la cour une camionnette s’est arrêtée et deux hommes bleus s’affèrent à accrocher aux poteaux électriques des haut-parleurs, juste sous les guirlandes de Noël. Ils ont l’air tristes. Dans la rue, toujours autant de monde. Près d’un parc je m’arrête pour regarder un groupe d’enfants se lancer des boules de neige. Il y en a un qui pleure, heurté en plein visage par une boule sordide, trop compacte. Il ira mieux dans deux minutes quand il aura pu en relancer une dans la tête de son agresseur… La satisfaction d’une vengeance préméditée. Sont-ils conscients qu’il s’agit là d’un des derniers combats qu’ils se mènent au nom de l’amusement, qu’ils devront ensuite se battre pour leur survie ? Sont-ils heureux ? Qu’ils le soient ou non, ils sont condamnés à devenir adulte et mornes comme tous ces adultes qui marchent avec le regard froid et d’un pas pressé sur les trottoirs de leur quotidien. On les éduquera bientôt pour qu’ils perdent leur insouciance, afin qu’ils soient rentables, utiles à la société, soumis. Ils n’auront plus le temps de faire des batailles de neige. Je crie « profitez-en ! ». Ils me regardent et rient. Je m’en vais.

Quelques rues plus loin, un autre combat, celui des adultes pour entrer dans les magasins. Pour être aimés de leurs enfants, il leur faut consommer, toujours consommer, en obéissant aux désirs aveugles de leurs enfants gâtés, influencés par la télévision et ce monstre qu’est Autrui. Les parents deviennent esclaves de leurs gosses, esclaves d’une société consumériste qui leur suce le sang. Le père Noël est une sangsue et le faire-valoir des patrons, de ceux qui m’ont détruit. Tout le monde doit faire comme son voisin, comme le dicte la société. On appelle ça la « pression sociale ». Pendant ce temps je tremble de froid et ces gens ne s’en soucient pas, ils ne le voient même pas. Ils ont chaud.

Je croise un agent. Je lui demande où trouver une association d’aide au sans-logis, avec ma voix rauque. Il me regarde de haut, avec mépris et m’indique sur un plan. Ce n’est pas loin.

C’est une sorte de garage aménagé. Ici tout le monde sourit, c’est l’antre des « bonnes consciences ». Je demande une couverture à une vieille dame. Il n’y a que des vieilles dames ou des vieux messieurs, des retraités ; ce n’est qu’à la retraite que les gens s’aperçoivent qu’il y a des pauvres, avant ils n’ont pas le temps de s’en occuper. La vieille dame correspond au prototype des vieilles femmes intellectuelles, derrière ses lunettes je devine son passé d’institutrice ou de libraire. Elle me sourit elle aussi, me lance une ou deux phrases compatissantes : « Vous vous sentez bien ? », « On peut aussi vous offrir à manger monsieur ». Elle me tend une couverture, puis en viens à me demander où je dors, si j’ai un abri au chaud, si quelqu’un s’occupe de moi, etc. Je lui réponds « dans une cour », « non », « non ». Et là elle me dit : « Je vous indique l’adresse du foyer… ».

« NON !!! Pas le foyer !! ». Je sors en courant, poussant les gens sur mon passage. Pas le foyer, je ne veux pas de foyer, je connais les foyers, je hais les foyers… J’y ai grandi. Jamais plus je n’y mettrai les pieds ! Et puis j’ai besoin d’être là pour Aminéa… pauvre Aminéa, si elle ne me trouvait pas dans ma maison de carton, elle m’oublierai. Je ne peux pas dormir sans Aminéa.

Je traîne dans la rue jusqu’au soir, puis je rentre dans ma cour sombre.

Assis dans le coin, je regarde vers la rue. Les haut-parleurs se sont mis en marche et diffusent de la musique, des tubes récents ou des chansons de Noël. J’attends la nuit et le silence, j’attends Aminéa. Les rues se vident et, enveloppé dans ma couverture de survie je n’ai plus froid. La population regagne ses appartements chauffés au fioul, ses fauteuils, sa télé. Elle me laisse enfin en paix. Les heures passent et à nouveau je m’endors.

23 décembre 1998.

Au milieu de la nuit, un bruit m’a éveillé, métallique. Un son de chute. Mes yeux ont cherché un instant dans la pénombre la raison de ce bruit. Une ombre se faufilait à nouveau entre les détritus. « Aminéa ! » Elle s’est avancée vers mon coin, m’a fait un signe presque imperceptible. Elle est venue poser sa tête sur mon épaule, me tenant la main, silencieuse. Je sentais ses cheveux, son souffle. Une odeur agréable, comme un arôme transporté par le vent. La douce odeur de la mort. Je me suis assoupis.

A nouveau le jour se lève, gris, et Aminéa est partie. Je me lève avec peine et tout à coup un violent coup à l’intérieur de mon crâne me jette à terre. Ma tête résonne, pleine de bruits, des coups de marteau, des sirènes, des sifflements et des hurlements de scies… Je m’agenouille, m’appuie au mur pour me remettre sur pieds. Tout mon cerveau est pris dans un presse-légumes ! Ca tourne, ça tape, ça crie. Je tangue, vacille. Finalement j’arrive à marcher. Dans ma tête une femme hurle : « Je suis là ! » Quand je sors dans la rue, les haut-parleurs chantent à tue-tête. Ils me tuent la tête ! Je ne vois plus rien et je crois que je tombe.

Le néant.

Mes yeux s’ouvrent, je suis couvert de neige fondue. Je gis sur le trottoir et les gens changent de côté pour m’éviter. « Il est saoul ! » Assis dos au mur, j’ai encore mal, mais la douleur est moins forte. Pourtant à l’intérieur de ma tête la même femme me répète encore « Je suis là ». Qui es tu ? Que me veux tu ? Je n’obtient pas de réponse. Je me mets debout. Il ne neige plus. A nouveau je marche pour occuper la journée, en attendant la nuit.

24 décembre 1998.

Et la nuit est là comme toujours avec son silence, elle me berce, me donne un aperçu du délicieux sommeil qui m’attend au delà de la vie. J’écoute les bruits imperceptibles, ceux que l’on n’entend que si l’on essaye d’imaginer le monde microscopique qui s’anime entre les cartons couverts de neige, dans les tonneaux rouillés, sous les poubelles abandonnées là par l’inconscience des hommes. Là où nos yeux ne sont pas capables de voir, j’imagine un peuple microscopique qui se meut à l’abri de notre humanité destructrice, un peuple qui vit dans la paix et se nourri de ce dont nous nous débarrassons avec mépris. Je les entend parler entre eux lorsque je pose mon oreille sur le sol, un bruissement doux et presque inaudible… Les haut-parleurs se sont tus, je regarde vers le haut, vers les toits et j’y vois un ciel opale, mystérieux. Assis contre le mur, dans ma couverture de l’aide sociale, dans le seul coin où la neige a totalement fondue. Je me demande comment je peux encore dégager assez de chaleur pour faire fondre la neige ? Je grelotte. Une voiture passe là-bas dans la rue, je ne vois que la lumière de ses phares se projeter sur le mur d’en face, puis disparaître. Lorsque mes yeux se réhabituent à l’obscurité après ce bref éblouissement, j’aperçois l’ombre d’Aminéa qui s’avance vers moi de son pas fluet…

Comme les autres nuits elle s’assoit près de moi, mais cette fois-ci elle pose sa tête sur mes genoux et me regarde fixement. Je l’aime. On reste comme ça un certain temps, peut être quelques heures, puis elle relève la tête, m’embrasse sur la bouche, se lève et disparaît. Elle ne laisse derrière elle que l’odeur de la mort, ce magnifique parfum de paix éternelle.

Mes yeux regardent le vide jusqu’à ce qu’ils se ferment, alourdis par la fatigue. Mais cette nuit je dors mal, mon corps trésaille régulièrement, des pics invisibles me trouent la chair, des centaines de bouches me mordent la peau. Je finis par me tordre de douleur. Il fait un froid terrible mais je transpire, je suffoque même. Et à nouveau ce martèlement dans mon crâne, cette voix qui me susurre « je suis là ! je suis là ! », puis se met à crier « je suis là ! je suis là ! ». Je prend ma tête dans mes mains et je la serre, je la presse pour en faire sortir cette voix ! Mais elle hurle de plus en plus fort. « Je suis là, je suis là, je suis là, je suis la… ». J’ai l’impression qu’elle assène ses paroles avec un marteau qu’elle lance contre la paroi interne de ma tête avec violence. Un coup, deux coups, trois, quatre, cinq… et je me met moi aussi à hurler : « JE SAIS QUE TU ES LA, JE LE SAIS ! MAIS ALORS VIENS ME CHERCHER AMINEA, VIENS ME CHERCHER, EMMENES MOI AVEC TOI ! LAISSES MOI TE REJOINDRE…il y a longtemps que je t’attends, ma douce Mort ! ».

La douleur est tellement forte que je finis par m’évanouir.

Je me réveille au matin avec la migraine. Mais je suis toujours vivant, la mort n’est pas venue, Aminéa a choisi un autre instant pour se dévoiler à moi. Il neige fort ce matin et je ne fais plus fondre la neige. Je ne sens plus mes doigts, ils ont pris une couleur étrange aux reflets bleus. Je les regarde tout en secouant ma main, mais rien n’y fait, je ne sens plus rien. Je me lève, tout est blanc autour de moi, j’ai mal au dos. Lorsque je lâche le mur sur lequel je m’appuies pour me lever, mes jambes cèdent sous mon poids et je m’écroule dans la neige, le nez contre le béton. Après deux tentatives, puis une troisième, j’abandonne, le visage en sang et je rampe jusqu’à l’entrée de ma cour. Je ne sens plus non plus mes jambes, je les tire derrière moi comme si elles ne m’appartenaient plus. Je n’ai même plus mal.

J’ai compris ! Aminéa a emporté mes membres pour que je reste là à l’attendre, pour que je ne m’en aille pas. Elle va venir me chercher. Elle a choisi le moment pour m’emmener avec elle et elle voulait que je sois là quand elle reviendrai, alors elle à déjà emporté mes jambes pour être sure de me trouver ici, dans ma cour. Sous la voûte de l’entrée où je me suis traîné comme je pouvais, je m’adosses au mur en me poussant avec les coudes et je ferme les yeux. Je repenses à ma vie. Dans la rue les haut-parleurs diffusent des musiques de Noël.

Je revois l’école de danse avec cette vieille dame toujours bien habillée qui nous donnais les cours. Elle portait de petites lunettes cerclées d’or blanc. Elle devait avoir au moins soixante ans avec ses cheveux blancs et son chignon et il m’arrivais souvent de penser « comment cette vieille femme pleine de rides a-t-elle pu être un jour l’une des plus grandes danseuses-étoile ? ». La ménopause lui avait confisquée ses formes gracieuses comme pour lui dire que son temps était révolu, qu’il était temps pour elle de laisser sa place, qu’elle devait désormais former ceux qui lui succèderaient sur le podium.

J’étais fier d’être l’un des deux seuls garçons de sa classe. Elle m’aimait bien, me faisait des bonnes grâces, m’accordait plus de fautes que les autres. J’ai toujours pensé qu’elle était la maîtresse de mon père et que c’en était la raison. Je crois que ma mère le savait. Je crois aussi qu’elle en a toujours souffert, mais ce ne sont que les imaginations d’un gosse à qui l’on ne disait rien.

Puis est venu ce jour funeste où mes pieds ont été tailladés par le verre. Nous étions dans la loge. Je venais de danser la première partie de l’examen et le jury m’avais fortement applaudi et félicité. J’étais sûr d’emporter le concours, il ne me restait qu’une danse, mais il fallait que je change de costume, de patins. Mon père était dans la salle, il a hurlé plus fort que tous lorsque j’ai emporté l’adhésion du jury. Nous étions deux garçons dans ma classe. Charles, l’autre, était jaloux de moi. C’est pour cela qu’il a mis des éclats de verre dans mes patins de rechange…il les avait sournoisement enveloppé de papier pour que je ne m’en aperçoive pas avant de danser. Ils m’ont coupé toute la plante des pieds au premier pas de danse. Le sang coulait presque aussi fort que mes larmes. Je savais que c’en était terminé pour moi, après tant d’années d’efforts quotidiens. J’ai vu mon père pleurer pour la première fois.

La seconde fois, ce fut un an après, lorsqu’il m’a regardé danser dans la nuit, en silence, du fond de son divan. La veille de son suicide.

Le suicide de mes parents, puis le foyer des enfants exclus, j’y pense chaque jour, chaque seconde lorsque je respire cet air qui me brûle les poumons, cet air qui me maintient en vie avec insolence. Mais aujourd’hui dans mes souvenirs, je passe ces évènements car je ne veux plus y penser. Je me souviens juste de la cérémonie d’enterrement. De l’autre côté du fossé il y avait mon ancienne prof de danse. Elle pleurait. Quand j’ai relevé les yeux vers ma mère, j’ai vu qu’elles se regardaient et à nouveau j’ai compris : ma mère ne pleurait pas la mort de mon père, mais cette femme, elle, en souffrait comme personne d’autre autour de moi. Ma mère lui jeta un tel regard de haine durant tout le discours du prêtre que je me suis mis à la haïr elle, ma mère, pour ce qu’elle avait commis. Elle avait emprisonné mon père…

Je n’ai ressenti aucune tristesse concernant sa mort. Si j’ai pleuré, c’est parce que je lui en voulait d’avoir empêché mon père de vivre et de s’être suicidée peu après sa mort, signant ainsi son aveu de méchanceté : après avoir méprisé l’amour de mon père pour ma prof de danse, elle a méprisé le devenir de son propre fils !

Mon devenir, ça a été le foyer des orphelins, ses brimades, les moqueries de ces gamins incultes, ingrats, sournois et vicieux. Ce furent quatre ans horribles.

Quand je suis sorti à ma majorité, on m’a propulsé vers un métier manuel prévu pour la réinsertion des jeunes délinquants et pupilles de la nation, un métier de peintre en bâtiment, mal payé. J’y ai connu les mêmes gamins qu’au foyer, mais plus vieux. J’y suis resté six ans durant lesquels j’occupait une chambre attribuée par l’administration. Au delà de ces six années, je suis resté sept ans dans une usine d’emballage de chocolats pour les riches, exploité, subissant les dénonciations de la part des autres employés : la coutume dans ces entreprises était de dénoncer le manque de rigueur occasionnel des autres pour acquérir les faveurs du chef de personnel, en vue d’une augmentation, d’une diminution du temps de travail ou simplement de la sympathie du patron. C’est dans cette usine que j’ai vraiment réalisé à quel point les hommes sont stupides, mauvais, ambitieux et jaloux. Sept ans dans une odeur de chocolat insoutenable à tel point que j’en ai presque vomi chaque jour durant les premières semaines, sept ans au milieu de ces ouvriers dont la seule conversation portait sur le sexe, les blagues plus basses que la ceinture, grossières, vulgaires… Pendant toutes ces années, pas une augmentation, on a juste réussi à faire de moi un automate, une machine sans faculté de réfléchir, juste bonne à reproduire incessamment le même geste : réception des chocolats, mise en boîte, fermeture, réception des chocolats, mise en boîte, etc. Et tout ça pour en fin de compte me licencier avec tous les autres, même les délateurs, même le chef du personnel : ils appellent ça « recadrage des effectifs », « plan social » ou « plan de restructuration ». J’appelle ça « mépris du genre humain ».

Alors j’ai erré pendant deux ans pour enfin trouver un nouveau travail dans une quincaillerie, mon dernier emploi. J’ai aussi trouvé mon logement vétuste sous les combles, là où j’étais encore il y a quelques semaines. Ce travail, je l’ai gardé longtemps, mais je ne sais plus exactement combien de temps… La suite je l’ai déjà évoquée, il n’y a pas grand chose, si ce n’est ma rencontre avec Aminéa ! Aminéa, c’est ma libération, c’est la mort que j’ai tant attendue ! Désormais je ne l’attends plus sans savoir quand elle viendra car je sais qu’elle est déjà là.

Plongé dans mes sombres souvenirs, je regarde la rue qui vit sans moi. Je regarde passer les gens avec leur pas furtif. Leur vie est-elle heureuse ? J’ai du mal à y croire. La mienne ne l’a pas été ; intéressante oui, instructive oui, heureuse non ! Il faudrait que chacun aie en lui mon expérience pour que tous puissent vivre leur vie mieux que moi, qu’ils sachent comment sont les êtres humains… mais pourrait-on vivre heureux en aillant en soi mon expérience, même en ne l’ayant pas vécue soi-même ?

Il n’est plus l’heure de penser aux problèmes de la vie. Pour moi il est temps de me préparer au départ, Aminéa va bientôt venir et je veux être prêt !

La mort est une chose douce, il ne faut pas lui résister mais la prendre comme une libération inévitable, un bienfait, même si la vie nous paraît douce il faut croire que la mort le sera davantage. C’est comme une éternelle nuit.

Ce soir pour les gens c’est la fête. On va se goinfrer, s’offrir des cadeaux, décorer un sapin mort, boire aux douze coups de minuit, aller à la messe pour certains, se réveiller tard le lendemain pour remettre ça… On ne sait pas exactement pourquoi on fait la fête, mais on la fait, parce que c’est comme ça, parce que ça se fait et qu’on veux s’amuser après des mois de travail harassant, décompresser. Noël c’est ça : un palliatif. On imagine qu’on est heureux l’espace d’un soir, on fait semblant de ne pas penser à nos disputes, nos soucis, nos dissensions. Tous ces gens passent l’année à ne pas vivre heureux pour pouvoir vivre quelques instants heureux, en vacances ou lors des fêtes, mais le problème est qu’ils n’y parviennent même pas parce qu’ils ont dans la tête tout ce qu’ils ont subi durant l’année pour y parvenir…

Moi, je passe le reste de la journée à dormir d’un sommeil profond. Je ne me réveille qu’en fin de journée.

Cette nuit donc, pour les autres, les passants, tous ceux qui passent leur temps à marcher à toute allure sur les trottoirs sales de leur quotidien, c’est la veillée de Noël. Pour l’occasion, les haut-parleurs chantent toute la nuit. D’ailleurs, la nuit est déjà là et il ne neige plus. Les lampadaires s’allument dans la rue et la lumière jaune éclaire mes jambes mortes. Je ferme les yeux…

25 décembre 1998.

Vers minuit les cloches sonnent dans la ville. Tout le monde trinque, alors que la plupart ne croient pas en l’existence de Jésus-Christ. C’est pour sa naissance que l’on est censé trinquer, mais surtout parce que l’on ne sait plus comment résister à la pression des ses propres enfants qui nous disent « tous les autres de l’école, ils fêtent Noël, pourquoi moi j’ai pas droit d’avoir des cadeaux ? ». Aucune conviction religieuse ou antireligieuse n’est capable de résister face aux enfants !

Ce n’est pas une nuit silencieuse, les gens font du bruit à leur fenêtre, et puis il y a surtout cette musique lancinante…

Aminea finit par apparaître du fond de ma cour, illuminée par la lumière de la rue. Elle a revêtu une longue robe de soie noire et porte des bijoux indiens. Ses cheveux longs et ondulés lui retombent sur les épaules comme un flot de satin. Je ne vois pas son visage, il me paraît flou. Elle s’approche de moi, s’arrête un instant et me tend sa main pour demander la mienne. Je lui tend ma main tremblante qu’elle caresse doucement avant de se baisser vers moi. Je vois enfin son visage, ses traits réguliers, son teint pâle. Alors elle me dépose un baiser sur la bouche et s’assois à côté de moi, doucement. Elle m’embrasse à nouveau, me regarde tendrement de ses yeux noirs puis se relève. Elle disparaît dans l’ombre pour revenir quelques instants plus tard, entièrement dévêtue. Elle est d’une beauté incroyable ! Elle revient vers moi, se penche, ôte ma couverture, puis me déshabille lentement, sans dire un mot. Elle prend ma tête dans sa main et la dépose sur le côté de façon à ce que je sois totalement allongé sur le sol.

Elle s’allonge près de moi, me passe la main sur le torse, puis peu à peu nous nous rapprochons, nous serrant l’un contre l’autre. Je n’ai plus froid. Je la sens contre moi, sa chaleur, son odeur. Je ferme les yeux à nouveau…

Entrelacés ainsi, il me semble que nous avons fait l’amour, là sur le sol de ma cour, en silence, avec passion.

J’ai fais l’amour avec Aminéa.

J’ai fais l’amour avec la mort !

Aminéa est partie et le jour se lève déjà. Il neige. J’ai froid et je ne sens plus mes membres. Mon cœur ralentit. J’écris ces quelques mots avant de dormir, de dormir pour toujours, enfin ! Dans la rue les haut-parleurs chantent une symphonie. C’est celle de Haydn…

Aminéa est partie, mais elle n’est pas loin, elle attend que je la rattrape.

De loin j’entend pour la première fois sa voix. « JE SUIS LA ! ».

Excusez moi mais il est temps que je partes, la Mort me demande.

Je vous souhaite une bonne nuit.

 

L’auteur de ces mémoires est décédé le 25 décembre 1998, mort de malnutrition et de froid, rongé par la misère, pénétré par la folie et anéanti par une société qui n’a pas voulu de lui. Un jeune garçon l’a trouvé blotti contre un mur dans la position du fœtus, tenant dans ses mains un gros cahier contenant ses mémoires, sa vie.

En hommage à un homme simple comme beaucoup d’autres…

 

ianB, nouvelle écrite entre 2003 et 2004