« S’il est une chose qui unit les russes, c’est bien une aversion chronique pour la corruption. La culture populaire, les humoristes, le cinéma et la chanson, moquent et critiquent ouvertement la corruption de la part de la police, comme de la part des oligarques et des « tchinovniki » (hauts fonctionnaires), mais également à tous les niveaux de la société russe : l’un des exemples les plus répandus est la nécessité de payer des pots-de-vin (“vzyatka”) aux enseignants et formateurs pour obtenir ses examens. Les humoristes accrédités par le Kremlin ne se privent pas de moquer Poutine lui-même, devant un public souvent constitué des plus gros complices et bénéficiaires de son système de corruption. Plus c’est gros, plus ça passe.
La vie sociale russe est en effet – et c’est loin d’être un mythe – gangrenée par la corruption, et les promesses d’y mettre un terme sont le cheval de bataille de tout opposant au pouvoir, y compris les « opposants de papier » tels que Jirinovskiy, célèbre leader populiste qui ne manque pas de défrayer régulièrement la chronique en moquant les inconsistances du pouvoir en place, mais n’a jamais été physiquement inquiété pour ses prises de positions publiques, qui participent de cette illusion de pluralité que Poutine a veillé à préserver depuis qu’il a été couronné tsar de toutes les Russies. L’illusion démocratique…Si l’on devait comparer Navalny à d’autres leaders politiques farouchement opposés à la corruption (tant qu’ils sont dans l’opposition), on pourrait se référer aux voisins ukrainiens Petro Porochenko, Ioulia Timochenko ou Vitaly Klitschko. Tous trois ont brigué le pouvoir en promettant de mettre fin à la corruption endémique, entourés de cette aura de probité qui entoure les tribuns s’opposant à la dictature, puis se sont à leur tour perdu dans les méandres de l’ambition et de l’affairisme. Eux au pouvoir, l’argent n’a fait que changer de portefeuilles. Sans surprise. Navalny n’est pas différent.
UN FOND POLITIQUE NEOCONSERVATEUR
Il n’est pas utile d’analyser en profondeur le programme de Navalny pour comprendre que sa politique s’inspire purement et simplement des doctrines ultralibérales qui depuis les années 1970 promeuvent l’individualisme et la concurrence en démolissant la protection sociale et les services publics partout où elles s’imposent par la force. Navalny s’inscrit dans la droite lignée de Thatcher, Reagan ou Sarkozy, et son programme politique est exactement le même que Macron : promesse de croissance, privatisations, généralisation de l’auto-entreprise et exonérations fiscales pour les petites entreprises, pari technologique, libéralisation des transports, augmentation des budgets et effectifs militaires, régionalisation et décentralisation de l’administration…Il n’y a rien de novateur ni de progressiste dans l’approche de Navalny, qui ne fait qu’imiter les doctrines qui ont mis à genoux les populations soumises aux préconisations de l’économie de marché (via l’Organisation Mondiale du Commerce, la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International) partout dans le monde.Au delà de ses aspirations néolibérales, Navalny est aussi un nationaliste. Le réalisme russe ne manquera pas de nous dire qu’il faut être nationaliste (ou patriote, comme on préfère) pour emporter le cœur des russes. Ce n’est pas totalement faux. Mais c’est aussi ce qui condamne la société russe à être indéfiniment rattrapée par ses démons réactionnaires (ou racisme, homophobie, islamophobie et antisémitisme ont pignon sur rue). Navalny ne se cache d’ailleurs pas d’avoir cofondé en 2007 le mouvement « Narod » (trad. : Le peuple), dont les principes et valeurs sont profondément ancrées à l’extrême-droite. Son programme politique intègre la lutte contre l’immigration et il n’hésite pas dans ses discours à assimiler les étrangers au crime. Régulièrement, il relativise le danger de l’extrême-droite et du nationalisme en Russie, affirmant les mêmes positions que Poutine à l’égard de la Crimée ou du Caucase (régions à majorité musulmanes – NDLR). Ayant tissé des alliances multiples avec des ultranationalistes et participant fièrement à la « marche russe » annuelle, il défend le concept de « renouveau national », parle de « trahison nationale », « d’unité organique du passé » et de « civilisation russe », plébiscite l’expulsion des étrangers « qui ne respectent pas nos lois et traditions » et l’obligation de visa pour les ressortissants de l’ex-URSS (uniquement les pays d’Asie Centrale, dont les ressortissants sont les principales victimes du racisme en Russie). A ce titre, dans un article paru sur son blog en 2008, il qualifie de « tchutchmeki » (métèques) les travailleurs immigrés, estimant qu’on pouvait comprendre les violences de skinheads à leur égard lorsqu’on les « entend au petit matin frapper avec des masses sur du métal avec un rugissement infernal ». Navalny n’hésite pas à publier sur son journal des articles insultant les juifs et les ressortissants des pays d’Asie Centrale et du Caucase.
Le « bruit et l’odeur »…
UNE DIASPORA DE RUSSES-BLANCS
Navalny a quitté le parti social-libéral Yabloko en 2007 en raison de ses accointances avec la droite nationaliste. Pourtant, celles et ceux qui descendent dans la rue aujourd’hui hors de Russie pour sa libération et contre le pouvoir de Poutine, étaient majoritairement des électeurs de Yabloko au cours des élections de la dernière décennie. Aujourd’hui, le ras-le-bol du statu quo autoritaire instauré par Poutine au détriment de la majorité du peuple russe (et des intérêts d’une petite bourgeoisie sans opportunités), ainsi que l’efficacité de la communication de Navalny, ont contribué à ce que les libéraux russes se rangent derrière ce nouveau « héraut de la démocratie ». Depuis plusieurs années maintenant, la chaîne youtube de Navalny diffuse à tours de bras de brillants reportages sur le « système Poutine », fustigeant la corruption et la violence du régime en se fondant sur des investigations rigoureuses et difficilement contestables (les faits sont les faits). Navalny fait ce que personne n’a osé faire, parce que la vérité en Russie coûte la vie de celles et ceux qui la verbalisent. De nombreux opposants ont ainsi été assassinés au cours des vingt dernières années : Anna Politkovskaya, Natalya Estemirova, Stanislas Markelov, Anastasia Babourova, Boris Nemtsov, Alexandre Litvinenko, Paul Klebnikov, Sergueï Magnitski, Sergueï Iouchenko, Mikhaïl Beketov… D’autres, tels que Sergueï Oudaltsov ou les militants anarchistes condamnés dans le cadre de l’affaire « Réseau » et du démantèlement du réseau social « Narodnaya Samooborona » (tr. autodéfense populaire), ont été torturés et/ou sont détenus en camps de travail pour avoir supposément voulu porter atteinte à la sûreté de l’Etat. Navalny lui-même a été empoisonné, comme Vladimir Kara-Murza, Viktor Iouchtchenko, Alexandre Litvinenko ou Sergueï Skripal avant lui…En Europe, et notamment en France, une partie importante de la diaspora russe est issue d’une certaine classe bourgeoise voire aristocratique, les « russes blancs », qui se sont réfugiés en France pour fuir la Révolution russe de 1917 (estimés alors à 400 000 en France, dont 150 000 en région parisienne). Sur l’une des pages Facebook de cette diaspora, « Russkie v Parizhe » (tr. russes à Paris), constituée de 40 000 membres, on peut ainsi trouver toutes sortes de publications sur la « belle-vie parisienne », faite de luxe et de standing, de bons plans resto et sorties culturelles, des annonces de location et de jobs, mais aussi des échanges et commentaires assez parlants sur la manière dont cette diaspora se perçoit dans la société française, et à fortiori dans la société contemporaine. On y critique notamment l’insécurité et la saleté, on y fustige l’immigration et les mouvements sociaux, les problèmes de transports ou la bureaucratie française (et russe), tout ce qui fait le terreau des idées d’un Navalny…
Autant dire que dans les cercles familiaux et les cercles mondains de cette élite en exil, la révolution n’est pas très considérée, et encore moins les idées révolutionnaires de gauche. On leur préfère souvent des entrepreneurs libéraux au look de jeune premier, comme Nemtsov ou Navalny justement, voire des escrocs romantiques et gentlemen cambrioleurs libertariens comme Piotr Pavlenski (plutôt prédateur sexuel que romantique pour sa part) ou Edouard Limonov, fondateur du mouvement rouge-brun « National Bolchévique », qui tient plus de la performance artistique, provocatrice et iconoclaste, que du projet politique. L’impudence populiste de ces « provocateurs » suscite naturellement l’admiration et l’adhésion de cette diaspora qui méprise de manière épidermique le pouvoir austère et la vulgarité de Poutine, qui s’est construit dans le sillage de l’ex URSS en recyclant les hauts fonctionnaires du régime soviétique. L’esprit libéral, voire libertarien, est celui qui anime ces dissidents de papier, essentiellement séduits par le mirage esthétique de la libre-entreprise, qui permettrait à plus ou moins brève échéance de se construire et d’investir les acquis obtenus en Europe dans leur pays d’origine, sans être confrontés à la mafia et l’intraitable bureaucratie policière de Poutine.
UNE INTELLIGENCE DU MONDE BINAIRE
Cette mentalité toute acquise à un changement de pouvoir initié depuis les réseaux sociaux, naïvement réformiste et profondément hostile à toute forme de violence révolutionnaire, s’est prise à rêver à un monde où le Bien l’emporterait naturellement sur le Mal. Si l’on adhère à cette représentation binaire (et candide) du monde, qui ne remet jamais en question le capitalisme en tant que système d’oppression, il n’est pas surprenant qu’on se retrouve à soutenir un Navalny ou un Porochenko du seul fait qu’ils incarnent la seule opposition visible à Poutine, et qu’on en arrive à ignorer les conséquences possibles de ce choix « par défaut » : la perpétuation du système qui les a produit et promu. Navalny est évidemment soutenu par toutes les grandes démocraties occidentales, celle de Macron en tête. De fait, ils sont alliés. Macron ou Poutine, est-ce réellement un choix ?
Et le peuple russe de Russie, dont une majorité pense que Poutine n’est pas responsable des problèmes sociaux qui gangrènent le pays (et vote pour lui, au delà du trucage réel des élections visant à gonfler le « taux de consentement »), rêve néanmoins de changement, rejetant la faute sur une oligarchie de businessmen et de hauts fonctionnaires que personne ne prendra le risque de désigner nommément, alors même que celui qui y regarde de près se rendra compte assez aisément qu’il s’agit pour la plupart de proches du président ou de leurs hommes de paille. Pas besoin des vidéos autopromotionnelles de Navalny pour s’en apercevoir.
Le ras-le-bol et le chaos social endémique envoie de plus en plus de russes dans la rue lorsque des appels à manifester se diffusent sur les réseaux sociaux, entraînant une répression policières massive (3500 arrestations ce samedi 23 janvier 2021, dont une majorité à Moscou et Saint-Pétersbourg) et des condamnations judiciaires extrêmement lourdes. Pourtant, on reste loin du renversement espéré, et tant que ces mouvements de révolte resterons épidermiques, le pouvoir de Poutine ne chancellera pas. Il se fonde sur l’expérience d’un appareil répressif vieux de 100 ans maintenant. Navalny au pouvoir ne ferait que changer les toitures et repeindre les façades, mais les fondements et piliers resteraient les mêmes…Des camarades russes en exil, réfugiés politiques (et non des étudiants biens sous tous rapports de la diaspora), ont tenté avec humour de rendre visible ce jeu de dupes lors du rassemblement pour Navalny à Bruxelles.
Les jeunes libéraux leur ont crié “Honte à vous !” :
https://mobile.twitter.com/pepel_klaasa/status/1353004265489498112?s=09
Pour la pluralité et la critique politique sous le régime de Navalny, c’est mal parti… »