Ma grand-mère allemande, désormais décédée, avait laissé à ma mère une cassette audio sur laquelle elle avait témoigné de son histoire, lorsque à la fin de la guerre, en 1945, elle fut expulsée de Silésie par les polonais.
Comme 12 à 16 millions d’autres allemands, elle a été expulsée de chez elle vers l’Allemagne. Mon histoire familiale raconte la complexité de la guerre, l’impossibilité d’être manichéen et notre devoir de tenir compte des enseignements de notre passé pour ne pas tomber dans les mêmes écueils à l’avenir.
Il faut retenir que « ceux qui sont responsables des guerres n’en meurent jamais« . Les premiers à souffrir des guerres sont souvent de pauvres gens. On peut les rendre complices du totalitarisme du fait de leur silence, mais cela ne résoud rien. On ne fait qu’ajouter de la souffrance par dessus la souffrance, et ça ne fait pas revenir nos morts…
Ma chère fille, maintenant je vais essayer de te raconter d’où je viens et comment j’ai quitté ma région de naissance. Si je devais tout raconter, j’aurais besoin de plusieurs semaines, tant il s’est passé de choses dans ma vie, mais je vais essayer de le résumer.
Je suis née le 16 mars 1932 à Wilhelmstal (actuelle Bolesławów), en Silésie. J’ai eu une très belle enfance, c’était un petit bourg que tu dois te représenter comme une petite ville avec une place centrale où se tenait le marché. Tout autour du marché, il y avait des maisons et des boutiques. Nous avions quatre boulangers, dont un au centre, je crois trois bouchers, une droguerie, une épicerie, un magasin de vêtements, une boutique d’ameublement. Ainsi on avait presque tout, sauf un magasin de chaussures. On avait tout ce dont on peut avoir besoin à la campagne. Notre bourg était très joliment situé, entouré de montagnes. Nous avions un air très pur, c’était un lieu de cure et nous avions beaucoup de touristes en été et en hiver beaucoup de skieurs. C’était un véritable lieu de repos, comme on en trouve en Bavière. Ma mère tenait une petite pension avec six lits, trois chambres, qui n’étaient pas toujours occupées, mais nous avions toujours au moins quatre hôtes. En été c’était les marcheurs, en hiver les skieurs. Il y avait de superbes domaines skiables. Il n’y avait pas encore de remonte-pentes, il fallait remonter les montagnes à pieds, mais c’était comme ça partout autrefois, il y a cinquante ans.
Nous vivions très simplement, ma mère devait toujours beaucoup économiser pour payer notre maison. En été nous ramassions des baies, il y en avait beaucoup partout : mûres, framboises, fraises des bois. Il y avait aussi des champignons, des truites fraiches dans le ruisseau. Le professeur commandait des truites et nous les lui vendions pour quelques pfennigs. Un menuisier connaissait tous les bons endroits où trouver des champignons.
Je raconte ça pour le contexte. Ma mère accueillait les hôtes avec de très bons repas, elle savait très bien cuisinner. Tout suivait son bonhomme de chemin, on jouait sur la place, on était tous heureux, bien qu’il n’y avait pas de tobogan. On jouait à la marelle, au loup et on était contents comme ça. Nous étions toujours à l’extérieur en été, en hiver on avait chacun nos skis. Chez nous, à trois ans on savait déjà skier. Quand tu vis dans les montagnes, ça va avec.
Nous avions une école, où venaient les enfants de trois autres villages. Et de là, les enfants devaient tous venir à pieds, faisant une heure de marche, y compris en hiver sous de grosses neiges. Ils arrivaient parfois à moitié gelés, devaient d’abord commencer par se réchauffer près du poêle dans la salle de classe. Pour nous c’était plus facile comme l’école était dans notre village et nous ne devions pas aller loin. Tout était alors très paisible et agréable, jusqu’à ce que la guerre se termine…
Dans les derniers mois de la guerre, c’était évidemment difficile, car il y avait peu de professeurs. Une seule institutrice devait gérer toutes les classes, donc c’est clair que nous n’avons pas appris grand chose à cette époque, c’est logique. Elle ne pouvait pas être partout. Donc en effet, avec l’école c’était un peu compliqué, mais ils ont quand même réussi à faire quelque chose de nous. Le reste, c’est mon père qui me l’a appris. Je dois le dire, il s’est donné beaucoup de peine et nous a beaucoup appris. Voilà ce que je pouvais ajouter encore à mon enfance.
La guerre s’est terminée, et les russes sont arrivés ! Ils sont entrés par la Haute Silésie et Koenigsberg. Les russes ont envahi la Pologne et les polonais nous ont envahi. Les russes sont venus, ont chassé les gens, ont frappé et violé les femmes, ils étaient très violents. C’était une période horrible. Les enfants, surtout nous les filles, devions nous cacher. Ma mère nous a caché trois jours dans le grenier dans le foin. Elle nous a mis du foin prévu pour les lapins et nous a monté à manger. Et nous avons attendu que la vague des russes passe, jusqu’à ce qu’ils soient partis plus loin.
Mais juste après les russes sont arrivés les polonais, des soldats armés. Ils ont envahi notre région et étaient bien pires que les russes. Les polonais étaient terribles, c’est pourquoi je les hais. Pas seulement moi, mais tous les habitants de Silésie ont gardé une haine profonde des polonais. Parce qu’ils ont été extrêmement violents, ils ont battu les gens, les ont frappé, expulsé de chez eux. D’abord les soldats, puis les milices populaires, qui ont sorti les gens de leurs maisons et les ont envoyés en Pologne chez leurs compatriotes. Ils se sont horriblement comportés, nous n’avions presque rien à manger, chacun devait s’arranger et se serrer la ceinture. Ils surveillaient tout et chaque jour ils pillaient des maisons, frappaient leurs habitants. C’était terrifiant. Chaque jour ma mère attendait et se demandait quand ils viendraient chez nous.
Et un jour, ce fut aussi notre tour. Ils ont frappé à la porte. Nous avons dû leur ouvrir, sinon ils auraient défoncé la porte. Nos hommes étaient tous à la guerre. Mon père n’était pas à la guerre, mais en captivité. Mon père n’était pas là non plus. J’étais seule avec ma mère, mais aussi avec des réfugiés de Breslau et de Berlin qui avaient fui les bombardements vers les campagnes. Les maisons étaient remplies jusqu’aux toits d’étrangers. Mais nous les accueillions avec plaisir.
Alors ils sont entrés chez nous et se sont jetés sur ma mère, l’ont matraqué, menacé et frappé, prétendant que nous cachions des portraits de Hitler. C’était évidemment des foutaises, ils leur fallaient bien un motif. Et ma mère a dû les suivre, ils l’ont presque jeté hors de la maison. C’est horrible. J’étais encore une enfant, j’avais peut-être 12 ans. Elle a été emmenée en contrebas et enfermée dans la cave d’une vieille maison, où il y avait des rats. Ma mère a survécu à la peur de sa vie, ils l’ont frappée, ça a dû être terrible. Et moi je n’ai pas su durant trois jours ce qu’il se passait, j’étais terrifiée. Les réfugiés de Breslau qui étaient chez nous se sont occupés de moi. Je suis restée prostrée sous une table, cachée dans un coin, par peur qu’on revienne me chercher. J’ai tellement pleuré pour ma mère, je ne savais pas ce qu’ils faisaient avec elle.
Après trois jours, elle a été libérée et est rentrée, couverte d’hématomes, battue. Ma mère n’avait jamais fait de mal à personne, c’était une bonne âme, une femme formidable. Elle ne faisait que du bien et a été tellement mal traitée. Ce fut une période abominable. Tout le monde avait peur. Si nous sortions avec des chaussures à peu près correcte, on nous les enlevait, les polonais nous volaient nos affaires, et en particulier les milices civiles. On ne se déplaçait qu’avec des vieux vêtements, évitant au maximum de sortir de chez nous, pour qu’ils ne nous frappent pas et ne nous prenne pas le peu qui nous restait. Nous étions tous assez pauvres.
Ca a continué comme ça un moment, jusqu’à ce qu’on nous ordonne tous de quitter la Silésie. Tout le monde devait sortir de Silésie. La moitié des habitants du village a eu une demie heure pour prendre autant d’affaires qu’ils pouvaient en porter. Ils ne pouvaient rien prendre de plus. Ils ont réunis les habitants sur la place du marché. Il y avait des très vieux et des petits enfants. Il n’y avait déjà plus d’hommes. Les malades et les enfants ont été mis sur un camion, les autres devaient marcher quel que soit le temps, jusqu’à la prochaine ville de Seitenberg. Là tout le monde devait attendre sur une grande place où ils ont passé la nuit comme du bétail. Et le lendemain, ils ont été embarqués dans des camions à bestiaux et sont partis. Ce premier convoi a été envoyé en Allemagne de l’Est.
On a dû attendre encore six mois, chaque jour avec la peur du moment où ce serait à nous de partir. Nous ne savions rien, nous ne savions pas où les autres avaient été emmenés. Les familles et voisins ont été séparés, jusqu’au jour où on nous a annoncé notre départ pour le lendemain. Un polonais a informé la population que le lendemain à une heure précise il fallait que tout le monde soit sur la place du marché. Et ceux qui ne se présenteraient pas seraient expulsés par la force. Ma mère avait déjà cousu des baluchons à l’aide de serviettes de bain et avait compacté les draps de lit pour que les sacs puissent contenir le maximum.
Nous pouvions à peine marcher, tant nous étions chargés. Que veux-tu emmener si tu ne peux prendre que ce que tu peux porter ? Nous ne pouvions mettre aucun coffre ni aucune valise sur le camion qui transportait les vieux, ce n’était pas autorisé.
Nous avons donc pris nos baluchons et sommes allés sur la place du marché. On pleurait. Ma mère avait participé elle-même à la construction de notre maison, avait porté les briques. Ma mère avait presque tout construit seule avec mon père. Et nous sommes partis. Nous avons marché, puis comme le convoi précédent, nous avons dû rester une nuit sur un terrain de sport avant d’être embarqués dans des camions à bestiaux. Il n’y avait pas de fenêtre, pas de paille, nous devions rester assis sur les planches brutes. Nous avions peur, nous ne savions pas où nous allions, si c’était vers la Russie, vers la Pologne, si nous allions être abbatus.
Ca a duré des jours entiers, ils ne nous donnaient pas à manger. Nous avions pris un peu à manger. Régulièrement, le train s’arrêtait pour que nous puissions marcher un peu, mais entre temps nous devions faire nos besoins dans les wagons. Nous n’avions pas le choix. Je ne sais pas combien de temps ça a duré, c’était interminablement loin.
On est finalement arrivés à Olbernhau où on nous a fait entrer dans une immense halle. A nouveau, nous devions dormir là avec des centaines de gens, il y avait des poux. On devait se déshabiller et passer sous des jets d’eau, c’était humiliant. J’ai vécu tout ça seule avec ma mère.
De là, après deux semaines on a été dispatché dans toute l’Allemagne de l’Est. Avec deux ou trois autres familles, dont celle de ma meilleure amie Erika, on a été transférée dans à Olbernhau dans les Monts Métallifères. C’était tout nouveau pour nous, les gens étaient très désagréables avec nous, ils avaient été contraints de nous laisser une chambre et personne ne voulait nous laisser de la place. Nous avons été logés dans une petite cabane, il faisait horriblement froid, nous n’avions qu’un petit poêle et rien à manger. Nous n’avions pas de casserole, nous avions juste pu prendre avec nous un petit pot et une tasse, mais nous n’avions pas beaucoup plus. C’était dégradant et insupportable.
Et on a vécu comme ça un moment, jusqu’au jour où mon père est revenu. Je ne sais plus par quel biais il est venu jusqu’à nous, si c’était la Croix Rouge. Après une courte détention, il était arrivé lui aussi en Allemagne de l’Est.
Nous n’avions rien à manger, alors nous avons mendié. De ferme en ferme, nous allions demander de l’aide avec mon père, pour quelques pommes de terre ou un bout de pain. Mais la plupart du temps on nous jetait dehors. Il y avait tellement de gens comme nous, c’est à peine imaginable. C’était aussi une petite région de montagne, comme là d’où nous venions. On montait et descendait les montagnes, pour ne ramener que cinq ou six pommes de terre, juste de quoi cuisiner un peu quelque chose.
Au bout d’un moment, on a pu passer d’une chambre à une chambre double, toujours à Olbernhau. La guerre s’est terminée, on était en 1946. Entre temps, j’avais 14 ans. Aller à l’école était impossible, il n’y avait même pas assez de place pour tous les enfants de la région, alors nous les réfugiés, il n’en était certainement pas question! Ce n’était même pas la peine d’y penser. Alors j’ai commencé à travailler dans une fabrique de fleurs, où je mettais des fleurs en pots. C’était ma chance, je pouvais gagner un peu d’argent et ajouter un peu de nourriture à nos repas.
A un moment, mon père est reparti vers l’Ouest, parce que c’était mieux là-bas. Il travaillait à Holzburg et nous envoyait des paquets pour qu’on puisse manger un peu mieux. Régulièrement il revenait, mais j’ignore comment il arrivait toujours à passer la frontière, car il y avait déjà une frontière et ils veillaient strictement à ce que personne n’aille de l’Est à l’Ouest. Sinon nous serions partis de là où nous étions. Mais je ne me souviens pas exactement de tout.
A un moment donné, les filles qui étaient fiables et en bonne santé pouvaient se rendre à Marienberg pour travailler. Je voulais y aller, bien que ma mère était terrifiée à l’idée que je parte seule, après tout ce qui nous était arrivé. Elle a proposé d’écrire à des proches à Bielefeld, à l’Ouest, pour savoir si je pouvais me rendre là-bas, s’il y avait un moyen de passer la frontière, en évitant les barbelés et les soldats qui surveillaient que personne ne traverse. Ils ne se contentaient pas de tirer en l’air, ils abattaient les personnes qui tentaient de passer. Mais il ne restait pas d’autre solution et mon père était rusé pour ça. Il a cherché un endroit où il n’y avait pas autant de soldats. J’ai pris le train avec lui durant plusieurs jours jusqu’à la frontière, puis nous avons marché. Et puis par nuit et brouillard, avec le cœur battant, j’ai suivi mon père, qui a découpé le fil barbelé de la frontière. Nous sommes passés à l’Ouest sains et saufs, dans la nuit, puis il m’a mis dans un train avec un ticket pour Bielefeld, avant de retourner dans l’autre sens retrouver ma mère. Je n’avais jamais quitté la maison.
A l’arrivée, nos proches sont venus me chercher. J’étais désormais à Bielefeld. La ville était en ruines à cause des bombardements. Je me souviens avoir traversé à pieds les décombres avec ma cousine. C’était terrible, aucun étranger n’était autorisé à venir à Bielefeld et j’ai dû aller d’administration en administration avec ma tante pour avoir le droit de rester. C’était très difficile. Je suis restée vivre chez ma tante, puis ma famille m’a trouvé un travail dans une pâtisserie. J’avais alors 15 ans, j’étais la fille à tout faire : je devais vendre, faire l’ouverture, nettoyer, mais j’aimais bien ça. Ils m’aimaient tous bien et m’ont toujours donné quelque chose pour que je mange convenablement.
Et puis j’ai fais la connaissance de ton père, qui était apprentis dans la pâtisserie. De là, j’ai travaillé en cuisine à Bielefeld puis on s’est mariés. Dans les moments les plus difficiles, ton père s’est énormément occupé de moi, il était très gentil. Il n’a jamais rien exigé de moi et je l’aimais beaucoup. Quand nous avons ouvert notre propre pâtisserie, mes parents ont eu l’autorisation de passer à l’Ouest, dans la mesure où les retraités pouvaient quitter l’Allemagne de l’Est pour rejoindre leurs proches. Ils sont venus à Bielefeld et on a pu s’installer ensemble.
La suite, tu la connais…
Nous n’avons jamais pu récupérer notre maison et nos biens en Silésie.
Waltraud K.
Je recherche une ville
En Pologne qui s’appelait
Werdremon
Aujourd’hui ?