L’innommable monde de Maël

Ou l’innocence d’un homme coupable (une nouvelle contre la prison).

 

Dans sa cellule il fait chaud, mais dans sa tête il fait étrangement froid…

Penché au dessus de son lavabo, Maël regarde ses yeux dans le miroir encastré dans le mur. Ses yeux sont d’un bleu si limpide qu’il se dit parfois que sa tête est un bocal rempli d’eau. Il se demande surtout comment des yeux si clairs peuvent cacher de si sombres pensées…

« COUPABLE ! » crie une voix dans sa tête…

Cette voix résonne en lui comme le coup d’un marteau et, pris d’une subite nausée, Maël perd de vue son regard pour voir le contenu de ses entrailles éclabousser l’évier déjà maculé de tâches…

Il y a un tel vacarme dans sa tête comprimée de douleur qu’il en oublie l’oppressant silence de ce lieu qui d’habitude le terrifie. Chaque fois qu’il repense à ce jour d’octobre, qu’il revoit ces images qui ne cessent de le hanter, son cœur subit les mêmes sursauts et la douleur le reprend d’une façon tellement systématique qu’il a acquis le réflexe de se cramponner à l’évier, en attente de la suite…

La suite, c’est quinze ans de sa vie, quinze ans de silence, peut-être quinze ans durant lesquels le bruit dans sa tête ne cessera pas… Une éternité durant laquelle chaque jour il regardera le même film d’horreur, son « octobre rouge », sa rupture avec la vie, sa faute…
Oui, sa faute, car Maël est bien fautif de quelque chose. Il a bien cherché une once d’innocence au milieu de sa culpabilité, mais la solution ne lui est pas venue…

« COUPABLE ! »

Assis immobile sur sa chaise, parfois pendant un temps qui lui parait infini, Maël regarde ces quatre trais noirs qui se détachent sur fond blanc. Un fond blanc entouré d’un étrange cadre gris, qui change parfois de nuance, mais reste tristement insipide et étroit : sa nouvelle chambre, c’est quatorze mètres carrés de gris et un mètre carré d’un blanc changeant. Quinze mètres carrés de vide, quinze mètres carrés de silence.

Parfois, une insolente tourterelle grise vient lui voler un morceau blanc, comme si les murs sombres ne suffisaient pas à obscurcir son esprit. Quand la nuit tombe, le blanc devient noir, le gris reste gris, les quatre trais noirs deviennent blanc… alors quand la nuit tombe, Maël se cache sous sa couverture et pleure… Quatre barreaux blancs, c’est comme les quatre bandes blanches qui ont fait virer sa vie au noir… Le feu était rouge…

« COUPABLE ! »

Cette fois-ci, ce n’est pas le marteau dans sa tête qui résonne, mais des coups donnés sur la porte de son cadre gris… Il émerge de ses draps, tout est redevenu normal : trais noirs sur fond blanc. Le jour ! Il fait froid, le sol est froid, ses habits sont froids. Ici tout est d’une froideur mortelle, mais Maël ne le sent plus car depuis quinze jours qu’il est arrivé dans ce lieu redresseur de torts, encore muet sous le choc de sa condamnation, son sang est devenu aussi froid que celui d’un serpent. Ces quinze jours ont-ils suffit à habituer Maël aux quinze ans qui l’attendent ? Il a appris le règlement, il a pris des repères, il a aménagé son espace, il a organisé son temps entre les horaires imposés, il s’est acclimaté à un quotidien, mais pourra-t-il s’habituer au vide qui va remplacer un sixième de sa vie ?

La clef tourne, le loquet glisse, la porte s’ouvre sur la galerie grillagée et le visage fermé du gardien scrute l’intérieur du monde de Maël, à la recherche d’une atteinte au règlement, comme si le fait d’avoir été reconnu coupable par un tribunal ne suffisait pas, comme s’il fallait qu’il paye pour d’autres fautes encore…

« COUPABLE ! »

Quand il marche ainsi avec le gardien derrière lui, si proche qu’il sent son haleine de café, Maël a le désagréable sentiment d’être tenu en laisse, que son pas est réglé sur le sien, que les bruits des pas ne sont rien d’autres que les coups dans sa tête… Le gardien semble alors être dans sa tête, comme sa conscience qui lui dicterait où marcher.

Il prend chaque jour le même chemin le long des grillages qui donnent comme un balcon sur les étages inférieurs. Il va ainsi à la même heure chaque jour, longeant les cellules, descendant l’escalier A, jusqu’à cette grande cour carrée où d’autres l’attendent pour quinze minutes de promenade. Quinze minutes de ciel grillagé chaque matin et chaque après-midi, quinze minutes d’air frais entre quatre murailles de béton armé. Les autres appellent cet endroit la « casserole », parce qu’en été, au travers du couvercle grillagé, le soleil change la promenade en rôtissoire. Aussi peu spirituelles soient-elles, dans ce lieu toutes les blagues sont bonnes à prendre, parce que la détente est devenue un privilège chronométré. On a quinze minutes pour rire, quinze minutes pour se souvenir qu’on est vivant, quinze minutes durant lesquelles Maël peut penser à autre chose qu’à son jeudi noir d’octobre rouge…

« COUPABLE ! »

Maël marche, tourne autour de la casserole en fixant le sol du regard. Deux pieds marchent à côté des siens. Ces deux pieds à côté des siens, c’est Cicéron. Cicéron en latin, c’est « le pois-chiche ». Comme le vrai Cicéron de l’antiquité, on l’appelle comme ça en raison de la verrue qu’il a sur le côté du nez. Cicéron, c’est avant tout un homme dans la force de l’âge, assagi par les quinze années de prison qu’il a écopé pour un triple homicide sur sa femme et ses deux enfants. Après la faillite de son entreprise, il les a tous tués, mais il n’a pas eu le courage pour le coup de feu dans sa propre tempe. Brisé par sa peine, le Pois-Chiche est devenu un vrai légume, mou et insipide. Il va bientôt sortir, mais il s’en fiche, parce que dehors pour lui il n’y a plus rien, pas d’amis, pas de famille, pas de travail, pas de toit. En attendant cette fausse libération, le Pois-Chiche se retrouve chaque matin dans la casserole avec Maël où ils partagent leur amitié silencieuse pendant quinze minutes, en marchant en rond au centre de la cour. Pourquoi font-ils des cercles dans une cour carrée ? Ca n’a pas de sens… Pas plus que de rouler à droite de la route plutôt qu’à gauche. Pourtant, un jour quelqu’un a dû en décider ainsi, sans doute par soucis d’harmonie. Maël devrait savoir pourquoi, depuis ce jour où il s’est retrouvé à rouler sur quinze mètres du mauvais côté de la ligne blanche.

A ce moment, il n’y avait pas de droite ni de gauche dans sa tête. Il y avait un étrange halo de brouillard euphorisant rempli de couleurs, puis une série de trais blancs avec deux tâches obscures verticales. Quand soudain les deux tâches se sont renversées avec un choc violent, Maël n’a pas compris. La voiture s’est arrêtée quinze mètres plus loin, les quinze mètres qu’il a fallu pour ralentir le temps, pour que le brouillard multicolore soit chassé par une pluie rouge, pour que le moteur s’arrête, que le cœur de Maël s’emballe et qu’un silence sinistre s’installe.

La voiture aurait dû s’arrêter quinze mètres avant les traits blancs, pas après…

« COUPABLE ! »

Maël est tombé. Les gardiens accourent. La promenade est finie. Quand il ouvre à nouveau les yeux, Maël est ébloui par tout ce blanc qui l’entoure. La seule chose qui ne soit pas blanche, c’est le gardien noir qui se tient près de la porte. Une série de lits côtoie le sien, avec dedans une quantité de visages hagards et blêmes. Il y a une chaise aussi, sur laquelle un vieil homme aux cheveux blancs le regarde, juste à côté de son lit. L’homme se penche et lui reproche d’une voix blanche qu’il mange mal, qu’il est sous-alimenté, qu’il a des carences.
Il est à l’infirmerie de la prison et cet homme est le médecin de fonction qui l’avait ausculté à son arrivée. Quand on commet un acte contre la loi, un crime, il y a tout à coup une multitude de casiers qui s’ouvrent pour vous. Après un casier judiciaire, Maël s’est vu offrir un casier de quinze mètres carrés pour vivre, un casier en métal pour mettre ses habits, un casier de béton pour se promener. Aujourd’hui, on lui attribue un casier médical pour surveiller sa santé. Maël a l’impression d’être un pantin désarticulé dont chaque membre occupe un casier différent. Il n’est plus maître de rien. Enfermé, déchu de ses droits civiques, dépossédé de son innocence, il n’existe plus que par ces multiples casiers qui contiennent ce qu’il lui appartient encore : son passé, ses habits, sa santé.

« COUPABLE ! »

On a jugé bon de le laisser à l’infirmerie pendant quinze heures, toute une nuit, alors il est resté là dans ce lit durant ce temps interminable. Quinze heures, c’est ce qu’il avait fallu pour l’envoyer en prison pour quinze ans. Quinze heures découpées en trois audiences pendant lesquelles il avait été cerné de regards haineux, prêts à le déchirer en mille lambeaux, les regards de la famille. Ces regards remplis d’un désir ardent de vengeance, de punition. « Une vie pour une vie » ; il leur fallait donc un sacrifice humain pour les satisfaire.

Malheureusement, même par une condamnation à mort, la famille n’aurait pas été comblée : il fallait une vie pour une vie, mais Maël en avait supprimé deux… Dans la voiture, il était seul, seul responsable…

« COUPABLE ! »

Il avait lu un jour quelque part que les violeurs et tueurs d’enfants n’avaient pas leur place parmi les autres détenus. Désormais, Maël en était certain. On avait su ce qui l’avait amené à emménager dans la cellule quinze, alors tous les regards s’étaient rapidement chargés de mépris. Au réfectoire, Maël mange presque toujours seul. Il regarde les autres, mais ne les fixe pas. Il esquive certaines remarques, certaines blagues de mauvais goût, les yeux rivés sur sa purée ou son escalope. Une demie heure pour manger, c’est court. Pour Maël, c’est bien assez. Il préfère de loin l’absence de vie de sa cellule à la condamnation à mort qu’il lit dans le regard des autres au dehors. La prison a-t-elle servi à écarter de la société le danger qu’il représente ou à l’écarter lui du danger que la société représente pour lui ? En réalité, ni l’un ni l’autre, puisque l’ensemble des détenus n’est qu’un échantillon représentatif de la société. Dans la société, les gens coupables sont toujours les plus prompts à condamner les autres pour les forfaits qu’ils commettent ou sont susceptibles de commettre eux-mêmes.

« COUPABLE ! »

La prison, c’est quinze bâtiments de béton ornés de centaines de fenêtre d’un mètre carré. Parmi ces quinze bâtiments, dix sont la prison elle-même, avec ses centaines d’alvéoles. La prison, c’est deux mille cinq cent habitants, autant qu’une banlieue. La seule chose qui différencie la prison d’un quartier de banlieue, c’est les barbelés et les grillages accrochés au ciel. C’est aussi les verrous des portes à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur…

Souvent, les habitants sont les mêmes ; peu de droits, pas d’avenir, présumés coupables par le reste de la société. Maël, lui, vivait dans un quartier des classes moyennes, cossu, avec tout le confort. Sa faute a fait de lui un « banlieusard », un exclu. Dans son quartier vivent les innocents, dans les banlieues vivent les coupables… Il est passé d’un monde à l’autre, parce que la société classe les gens par casiers, les condamne trop promptement.

« COUPABLE ! »

Quinze mois qu’il est là, Maël a tout compris, mais Maël a tout perdu. La prison l’a déshumanisé. Le but était là. Il a connu les brimades des gardiens, les insultes des détenus. On a refusé de lui déboucher ses toilettes, obstruées durant quinze jours, on l’a obligé à rester nu pendant une nuit d’hiver, on a craché dans son repas, on lui a confisqué ses livres, on l’a frappé… L’homme n’est jamais avare d’imagination quand il s’agit de réduire à néant ses congénères.
Pendant quinze mois, son « jour d’octobre » ne l’a jamais quitté. Maël s’étonne que l’évier n’ait pas gardé la marque de ses mains qui tant de fois s’y sont cramponnées, que son regard si limpide ne se soit pas imprimé sur le verre du miroir, que la casserole ne garde pas un sillon là où il a effectué tant de cercles inutiles. Chaque nuit, il renverse à nouveau les deux ombres dans le brouillard multicolore. L’aquarium dans sa tête n’est plus qu’un seau de boue et de sang dans lequel se noient ses pensées nihilistes.

Le Pois-Chiche a quitté la casserole, il a fini par être recraché à l’extérieur de la prison comme un noyau de litchi qu’on a trop mordillé. Depuis, Maël est resté seul avec sa peine… Après quinze jours, Maël doutait encore de sa culpabilité. Après quinze mois, il ne croit plus en son innocence.

« COUPABLE ! »

Maël a reçu un courrier. Dedans, un papier et deux photos. Sur le papier, juste quelques mots : « Loane avait cinq ans, Flore avait treize ans. Aujourd’hui, Flore en aurait eu quinze. Elles étaient nos filles, vous les avez tuées. Des gens comme vous ne devraient jamais revoir le jour ». C’est la première fois que Maël peut mettre un visage sur les ombres, après n’avoir eu que leur identité collée au sang de son pare-brise… La plus grande aurait quinze ans aujourd’hui. Quinze ans vécus pour rien, pour la mort d’une fille qui ne les vivra jamais. Justifié ? Injuste ? Maël n’a pas d’avis là-dessus. Ce jour d’octobre, ce n’était pas lui au volant de la voiture, c’était un tonneau d’alcool…

« COUPABLE ! »

Cicéron est venu rendre visite à Maël au parloir, avec une brioche au chocolat. Dans la brioche, il a réussi à dissimuler une petite fiole. Il lui a juste dit que dehors il n’y avait rien, que dehors tout est noir après quinze ans de prison, que la prison c’est moche, mais que la société c’est pire.

Dans sa cellule, Maël ouvre la brioche au chocolat.

Dedans, quinze centilitres de cyanure.
Maël regarde autour de lui. Rien n’a changé depuis quinze mois : les quatorze mètres carrés de gris, le mètre carré de blanc et la tourterelle qui le regarde, impassible.

Maël se tient devant son miroir, débouche la bouteille et la porte à sa bouche.

Le liquide coule dans sa gorge…
Il se cramponne une dernière fois à l’évier, tombe au sol…

Il lui faudra quinze longues minutes d’agonie avant de mourir, comme pour le punir une dernière fois.

Après ces quinze minutes insupportables, quinze minutes de convulsion, Maël expire.

La tourterelle s’envole…

 

Quinze ans volés, c’est une vie, c’est un monde qui s’écroule, c’est quinze hectares de terre aride au milieu d’un océan de vanité… Coupable ou innocent, peu importe, car ce n’est pas l’homme qu’on condamne, c’est la faiblesse humaine. Une vie pour une vie, c’est la loi immuable du Talion, celle qui régit la nature, qui règle les conflits dans la jungle des hommes. On punit pour avoir failli, pas pour avoir commis. La prison, c’est l’expression de la faiblesse humaine, c’est la camisole de notre folie commune. Pour sanctionner la faute, on sanctionne la vie. Au milieu de nos villes, il y a ces îlots de désert, ces cubes gris qui contiennent notre mauvaise conscience. Derrière ces murs de pierre et ces fils de fer, ce n’est pas le crime que l’on sanctionne, c’est nos failles que l’on cache. Coupables, nous le sommes tous. Ces hommes que l’on ôte à la vie, ils sont notre alibi, autant que les témoins gênants de notre faillite sociale. On les punit pour avoir montré au grand jour ce que nous sommes tous : des coupables potentiels. Derrière chacun d’eux, il y a l’expression d’une vengeance, d’une revanche sur ce que la société nous inflige, sur ce que nous nous infligeons à nous-mêmes, de nos frustrations. Ce n’est pas le coupable qu’on punit, c’est avant tout l’aigreur des autres que l’on satisfait.

Maël, c’est nous tous, c’est notre miroir.

Notre prison, c’est notre société telle qu’on l’a construite.

Dans l’innommable monde de Maël, la vie est devenue l’absence de vie…

ianB – Nouvelle rédigée en 2007