Image prise sur internet.

Flore vivait sans comprendre. Lorsqu’au matin elle se glissait nonchalemment hors de son lit, on aurait dit un grand mollusque des profondeurs océaniques, blême et gluant, tout à fait amorphe et sans relief. Elle hantait sa propre vie comme un être sans charme et sans désir. Et pourtant, les hommes la désiraient. C’était parce que grande, éfilée, le visage morne, elle avait l’apparence tant convoitée des magazines de mode. Une illusion d’optique. Dans son grand appartement chic du centre-ville, que son père entrepreneur lui payait, elle laissait tout traîner et se traînait elle-même, sans projets et sans ambitions. Chaque matin, elle tendait douloureusement le bras vers son iPhone pour interrompre la sonnerie psychédélique de son réveil, avant de ramper vers la cuisine pour jeter une capsule dans la machine à café. Procédant ensuite à un inventaire minutieux de ses commentaires sur Facebook, elle laissait tout en plan pour se précipiter à la fac en claquant la porte, après avoir passé plus de vingt-cinq minutes dans la salle de bain à paufiner son faux look de femme fatale. Elle était de ces jeunes étudiantes incipides aux cheveux dans le vent qui regardaient avec mépris le monde qui les entourrait, mordillant nerveusement les ongles de son oriculaire tout en tenant une cigarette parfumée entre l’index et le majeur. Seuls lui importaients les conversations frivoles avec ses amies, ses sorties du weekend et son look pimbèche cultivé avec attention. Elle était méprisable.

Etudiante en deuxième année de droit, elle ressentait du dégoût pour les mendiants qu’elle croisait dans la rue. Comme ses parents, elle aimait croire que la société devait être ordonnée et intraitable avec ceux qui profitent du système, les chômeurs, les gauchistes et les étrangers. Elle ne comprenait rien à rien, mais était persuadée que les valeurs traditionnelles étaient en péril et voyait dans les politiciens réactionnaires des hommes virils et responsables. Sa mère, greffe au tribunal de grande instance, lui avait si souvent conté les déboires incestueux et violents du bas peuple, qu’elle considérait tous ceux qui n’étaient pas de sa caste comme une masse imbécile et fainéante. Et quand, au détour d’une manifestation contre le mariage homosexuel auquel elle prenait part un journaliste lui posait une question sur l’actualité, elle jetait des regards décontenancés à droite et à gauche vers ses amis, avant de pouffer de rire et d’avouer qu’elle n’avait pas compris la question.

Charles, son ami et voisin de palier, fils d’un médecin cardiologue émérite et d’une avocate, étudiait lui aussi en droit, mais en cinquième année. Il affectionnait particulièrement les polo de couleur rose ou blanc cassé, et portait le plus souvent son gilet sur les épaules, comme pour se donner une allure plus sûr de lui. Ses manches retroussées laissaient apparaître des avant-bras musclés et une montre en argent offert par son parain. Il avait de petits yeux bruns et un front fuyant, et de lui émanait quelque chose de pédant, de lointain. Le matin, il bondissait de son lit de manière martiale et feignait quelques exercices de gymnastique avant de se précipiter dans la salle de bain pour brosser frénétiquement ses dents blanches. Il aimait se montrer sain et souriant, tirant régulièrement sur sa frange blonde pour empêcher qu’elle apparaisse hirsute. Après quelques génuflexions supplémentaires, il allait promener le loulou de Poméranie de ses parents, profitant de cette tâche routinière pour acheter quelques croissants au beurre et le figaro du jour. Puis, rentré de sa courte balade matinale, il se préparait un plateau petit-déjeuner qu’il dégustait avec une attitude précieuse, avant de tout laisser sur la table sans adresser un mot à la femme de ménage, qui attendait poliment son départ pour ramasser ses miettes sur la table en rotin.

Contrairement à Flore, Charles était incolable sur l’actualité et voyait dans Milton Friedman, Margaret Thatcher, Alain Bauer et Nicolas Sarkozy des héros de son temps. Il embrassait le libéralisme et appelait de ses voeux la dérégulation de l’économie, affirmant de manière péremptoire que seul la somme des bonheurs individuels pouvait aboutir sur le bonheur commun. Anticommuniste fervent, il voyait la libération de Pinochet comme un triomphe du droit et les manifestations étudiantes comme l’expression ultime du désordre social. Il se joignait à Flore et leurs amis étudiants pour exprimer ostenciblement leur dégoût pour la misère. Selon lui il fallait urgemment remettre les pauvres au travail et augmenter les effectifs policiers pour remédier à l’insécurité.

Flore était tombée amoureuse dés la première année de Jules, un militant du GUD. Celui-ci, les cheveux très courts et l’attitude excessivement virile, l’avait séduite lors d’un weekend d’intégration. Se désignant comme un homme de foi, il avait la facheuse manie de passer entre ses doigts les perles déjà trop usées d’un vieux chapelet de prières. Il ne pratiquait pas, mais croyait sincèrement. Chaque année, il allait à Thésée pour se rapprocher de Dieu. Les lundi matin, on pouvait être sûr de le trouver à l’entrée de la fac de droit, distribuant fièrement les tracts de son mouvement politique, qui appelaient à une prise de conscience face à l’invasion métèque. Ses yeux bleux contrastaient avec ses cheveux noirs. Il était mauvais étudiant, dissipé et querelleur, mais savait se montrer poli et serviable avec les professeurs qu’il ne considérait pas comme des gauchistes. Lors des manifestations contre le mariage homosexuel, il marchait au côté de ses copains du Renouveau Français en tenant dans ses mains gantées un drapeau avec la fleur de lys. Il affectionnait particulièrement ce dicton qu’il avait découvert sur le fronton de la fac de Lille : « Que la Justice soit forte, que la force soit juste ». Il s’était inscrit en fac de droit parce qu’il voyait les magistrats comme les seuls garants de l’ordre. Son enthousiasme ne l’avait pourtant pas empêché de rater sa première année.

Jules vivait seul avec sa mère employée à la Banque de France. Sa chambre, aussi grande que toutes les autres pièces de leur appartement réunies, avait été redécorée par ses soins en mausolée à la gloire du fascisme : croix celtiques, photographies de guerre, drapeaux et armoiries du moyen-âge, coupures de presse sur les émeutes de banlieue, citations d’Eric Zemour et d’Alain Soral imprimées en lettres gothiques, portrait de Serge Ayoub, Rudolph Hess et Edouard Limonov… Tout puait chez lui le paradoxe et l’anachronisme, mais correspondait à son admiration pour tout ce qui est rouge-brun. Le matin, Jules était d’humeur exécrable. Il lui fallait le plus souvent trente minutes pour sortir de son lit et il préférait se coller devant la télévision plutôt que de déjeuner quelque chose de conséquent. Ce n’était qu’après avoir avalé cul-sec un grand verre de coca qu’il se décidait enfin à s’habiller pour partir à la fac.

[…]

 

ianB, nouvelle inaboutie, commencée en 2013.

L’idée de cette nouvelle était de décrire la vanité, l’individualisme et l’indifférence d’une certaine frange de la société.