La première fois, en août 2006, je suis entré en Russie en bus, après avoir traversé toute l’Europe et les Pays-Baltes durant 45 heures. J’avais 20 ans. J’ai débarqué au matin sur la place rouge, le ciel était lourd et couvert de nuages.

Par la suite, j’y suis retourné une dizaine de fois. Ce pays m’a toujours fasciné, le voir en vrai n’a pas changé mon sentiment.

Le premier contact était brutal, les russes pas forcément avenants. Quand je tentais trois mots de russe, on ne me répondait pas ou on se détournait en gromelant. Je n’avais pas encore appris leur langue.

Puis j’ai pris le train, en wagon compartimenté. Qu’est-ce que j’ai aimé ces trajets en train ! La dernière fois presque autant que la première. Dans le train, l’hôte ou l’hôtesse t’amènent des tasses de thé, il y a un samovar dans le couloir pour se reservir en eau chaude. La promiscuité, les couchettes trop basses pour tenir assis, les odeurs de saucisse à l’ail et les gros ventres nus qui se soulèvent avec des ronflements. Un charme à la russe qui ne se raconte pas.

La ville où j’allais chaque année porte un nom improbable qui veut dire « Les canots des quais » ou peut-être, si c’est la transcription de la langue tatare, « Les berges rouges ». D’abord centre de négoce de pain et de graines, elle a été déclarée ville en 1930, avant de devenir une « mono-ville » dans les années 1970, quand s’est installée une immense usine automobile qui reste aujourd’hui le moteur principal de l’économie locale.

Ce n’était pas une ville à touristes et le service des migrations du ministère de l’intérieur local ne s’était pas privé de me le faire remarquer. Lors de l’un de mes premiers séjours, j’étais le seul français dans la ville. Chaque fois que je venais, je devais m’enregistrer auprès de la police sous les trois jours, sous peine de payer une amende.

J’ai aimé la simplicité chaleureuse de ma nouvelle famille. Une famille ouvrière, mais pas pauvre comme on pourrait se l’imaginer. La plupart avaient reçu leur appartement à l’ère soviétique et ne payent aujourd’hui que les charges. L’architecture de la ville s’inspire d’une philosophie sociale, organisée autour des courées, par lesquelles on accède souvent par une arche passant sous un immeuble. Dans chaque cour, des plate-formes de jeux pour enfants, multicolores, mais aussi des bancs à l’ombre de bouleaux et des barres métalliques pour épousseter les tapis. Ces énormes et lourds tapis persans que tous accrochent sur les murs pour décorer l’appartement. Les soins à l’hôpital sont gratuits, mais pas souvent de qualité. Les premières années, les trottoirs regorgeaient encore de « babouchki » vendant leurs seaux de baies et de légumes de la « datcha », attendant de faire quelques pièces à la sortie des petites épiceries qu’on retrouvait à chaque arrêt de tramway. Quelques années plus tard, la frénésie de construction et l’ouverture d’hyper-marchés allemands et français ont peu à peu vidé les trottoirs de leurs grands-mères et fait fermer les plus petits commerces.

Quand j’y allais, je voulais tout voir, même les choses que les russes eux-mêmes trouvaient sans intérêt pour un français venu de si loin : les usines, la banlieue résidentielle, les vieilles maisons villageoises aux façades de bois multicolores…

Si je ne l’ai pas vécu, j’ai pourtant pu apercevoir aussi toutes les injustices de la vie quotidienne, la pauvreté et l’alcoolisme des uns, la vie de labeur des autres, le manque de perspectives pour les jeunes à l’intérieur du pays, les tracasseries administratives et la corruption endémique, le racisme et l’homophobie presque majoritaires, l’insupportable propagande télévisée qui ne laisse aucun moyen de savoir ce qu’il se passe vraiment en dehors de la région où l’on vit. Et même là, les gens ne saisissent souvent pas les enjeux. La population vit résignée, mais ne se dit pas malheureuse pour autant. La convivialité et les fêtes populaires ne manquent pas. On t’offre à boire et à manger sans retenue, on te soûle à la vodka pour faire honneur aux clichés répandus en occident. Les repas sont souvent sous la forme de « banquets » : chacun se sert de ce qu’il veut au centre de la table.

Lors des trajets en tramway, on regardait nos tiquets pour savoir s’ils portaient chance : si la somme des trois premiers chiffres correspondait à celle des trois derniers, on était chanceux. Le tramways bringuebalait sur les rails et la conductrice donnait le nom des stations dans un vieux haut-parleur crachotant : « chers passagers, attention, les portes se ferment ».

Je pourrais raconter chaque détail durant des heures. La Russie est un pays qui regorge de richesses et de mystères, de rencontres incroyables, faites de générosité, mais aussi d’une franchise que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Les russes ne connaissent pas l’hypocrisie et les politesses inutiles, et surtout, ils ont un parler direct qui rend leur sens de l’humour incomparable. Je suis persuadé que c’est l’héritage d’un passé fait de sacrifices et de dictatures : pour parler des maux de la société sans subir la répression du Pouvoir, il fallait savoir être subtil et sarcastique, mais compréhensible par tous. Aujourd’hui, ce Pouvoir reste extrêmement autoritaire et le peuple vit en liberté conditionnelle. Tout est soumis au contrôle. Tu ne peux t’installer en Russie ni déménager sans obtenir au préalable la « propiska », ce tampon dans le passeport intérieur sans lequel tu n’as aucun droit. D’ailleurs en Russie il n’y a quasiment pas d’associations ni d’ONG caritatives, seulement quelques organisations de défense des droits humains qui sont étranglées par une loi qui leur interdit depuis quelques années d’être financées par des organisations étrangères.

Les russes détestent leurs députés et les oligarques, mais considèrent pour beaucoup que Poutine n’y est pour rien, qu’il a les mains liées. C’est un pays de paradoxe. Un Pouvoir puissant et une population soumise, mais pas complètement duppe. Dans chaque russe sommeille un ours : rassurant, séduisant et peu rapide, mais quand il donne un coup de patte, personne ne résiste.

Alors que j’ai maintenant 33 ans, durant la moitié de ma vie j’ai été plongé dans la culture russe. Nous regardions la plupart des films en russe, nous écoutions de la musique russe, nous fréquentions des amis russes ou russophones et j’ai même fini par utiliser des mots parasites russes : « блин! », « чёрт! », « короче », « хорошо »… La personne avec laquelle j’ai partagé toutes ces années se rappelait souvent sa vie là-bas, les repas de la cantine, les émissions télé, sa famille. Elle lisait les actualités de là-bas, regardait des vidéos d’autres immigrés russes en France. Et puis, il faut l’admettre, elle n’a jamais tout à fait quitté la Russie dans son esprit, tout nous liait à cette société dans laquelle je n’ai jamais vécu deux mois consécutifs. Ses habitudes, ses manières d’être, sa franchise parfois abrupte, sa façon de refuser de se laisser déborder par la faiblesse ou l’impuissance des autres, sa façon d’aborder les gens et le monde autour d’elle, mais aussi et surtout sa simplicité naturelle et son entièreté…

Oui, je peux le dire, je suis tombé amoureux de ce pays en tombant amoureux de l’une de ses ressortissantes.

Et je crois pouvoir dire que c’est un amour qui ne finit jamais vraiment. Cette sorte de douce ivresse qui nous empêche parfois de penser à aller voir ailleurs, pourvu qu’on soit à l’aise là où on est.

A l’heure où j’écris ces mots, j’y retourne bientôt, mais sans elle. Je souffre à l’idée que c’est peut-être la dernière fois.

 

Спасибо за всё что ты для меня сделала, я не уверен что я заслужил столько искренности.

Даже перед смерти буду блогадарен.

 

 

P.S. : ce texte n’est pas un plaidoyer « pro-russe » et ne doit justifier aucun chauvinisme. Au contraire, la Russie ne sera libre que quand elle se sera débarrassée de son patriotisme et du Pouvoir en place.