Le 26 novembre 2015, ma journée commence par une perquisition dans une maison où vivent des connaissances, à quelques centaines de mètres de chez nous. Ça sentait déjà le moisi les jours précédents, après qu’un agent des renseignements territoriaux du département soit venu toquer à notre porte. Armé d’une carte de visite, il était venu s’assurer que nous n’hébergerions pas des militant·es radicaux·les en prévision du sommet sur le climat (COP 21). Nous l’avions envoyé paître, comme nous l’avons fait aussi avec des policier·es en civil qui rôdaient autour de la maison quelques jours plus tard. Ce jeudi matin, donc, une perquisition. Une trentaine de cerbères défoncent le portail puis investissent les lieux, pour finalement repartir avec une affiche et quelques vieux extincteurs, sans compter un ami sans-papiers, placé le soir même en rétention. Bredouilles.

Alerté par un jeune de mon quartier qui me dit que des policier·es sont en bas de chez moi, je me précipite sur place. Personne. Mais alors même que je crois à une mauvaise blague, je me retourne et voit une équipe de policier·es en civil, armé·es, courir dans ma direction. Il·les m’invitent à les suivre vers un abribus, d’où sort un fonctionnaire équipé d’une pochette de documents. Notre discussion est plutôt glaciale, je refuse de les laisser entrer chez moi. Il me délivre alors un papier recto-verso, qu’il signe sur le bord d’un bac à fleur : je suis informé que mon assignation durera jusqu’au 12 décembre, à raison de trois pointages quotidiens au commissariat, d’un couvre-feu quotidien de 20 heures à 6 heures du matin, ainsi que d’une interdiction totale de quitter ma commune de résidence. En résidence surveillée, tout simplement.

Sur ce papier, pour seul justificatif de cette mesure sont retranscrits quelques extraits de « notes blanches » des services de renseignement. On m’y proclame « leader de la mouvance contestataire radicale » et « animateur principal » de réunions et rassemblements où se réunissent « les militants les plus déterminés et les plus violents de cette mouvance » et on m’y prête des facultés insurrectionnelles incroyables, estimant finalement qu’au regard de « la gravité de la menace » que je représente « pour l’ordre et la sécurité publics », il y a lieu de m’assigner à résidence dans « un périmètre restreint… » Et cela alors qu’aucune juridiction pénale n’a jamais jugée utile de me poursuivre ou de m’interroger, ni sur la base de ces « faisceaux de présomption », ni sur la base « d’éléments de preuves constitutifs de la commission d’un délit ».

Mon frère et 23 autres « radicaux·les » seront assigné·es à leur tour dans les heures qui viennent. Pour l’exemple, pour faire comprendre que l’État ne nous oublie pas, que pour lui nous menaçons autant sa sûreté que des terroristes. Que pour lui, nous sommes des terroristes. Hollande avouera lui-même dans un entretien donné au Monde et repris dans le livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme « Un président ne devrait pas dire ça » que « C’est vrai, l’état d’urgence a servi à sécuriser la COP 21, ce qu’on n’aurait pas pu faire autrement […] Imaginons quil ny ait pas eu les attentats, on naurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester. Cela a été une facilité apportée par létat durgence, pour dautres raisons que la lutte contre le terrorisme, pour éviter quil y ait des échauffourées. On lassume parce quil y a la COP. »

Ce que l’assignation signifie et implique, je met au défi quiconque ne l’a pas vécu d’en parler. C’est un stigmate, qu’on garde, qui reste là en nous, comme la marque du diable. Il affecte notre confiance dans le monde, modifie notre rapport à l’autre, insuffle en nous la paranoïa et la méfiance. D’aucun·es diront « ce ne sont pas 16 jours d’assignation qui vont leur faire du mal », mais ce n’est pas la durée, ni même tout à fait les modalités de cette punition qui font le plus de tort, mais plutôt les dispositions psychologiques dans lesquelles tu te retrouves à partir du moment où l’État te désigne comme un ennemi public. Et le regard des autres, les petites remarques qui se veulent innocentes mais qui sont remplies de suspicion ou de reproches. Tout ce qui fait que tu ne sais plus où et comment te placer quand tu es avec les autres, sans compter les suites. Les suites, oui, surtout les suites…

Voici mes ressentis d’assigné, jetés sur une page blanche quelques mois plus tard :

Ne pas parler trop, ne pas se mettre en avant. Ne pas parler de sa souffrance à la première personne. Toujours penser à inclure les autres, à parler collectivement, penser collectivement, jusqu’à ressentir collectivement. Nos déboires individuels se diluent dans ceux du groupe, ne s’en distinguent pas. Il ne faut jamais laisser sous-entendre que notre cas serait singulier, plus douloureux que d’autres. Ce que je subis n’a pas à être placé en avant de ce que d’autres subissent. D’autres sont morts, d’autres ont perdu un œil, d’autres sont en prison, donc ce que je subis n’est pas singulier. L’apprentissage de l’humilité va parfois jusqu’à la négation de nos propres souffrances. Sur l’échelle des souffrances, la nôtre n’est jamais la plus forte.

Autour de nous, de moi, je cherche ces attentions particulières qui confirmeraient que ce que je vis est particulier. Mais j’en trouve peu, tout le monde relativise, décoche une ou deux plaisanteries pour décompresser, t’invite à te changer les idées, alors que toi tu te sens pris dans un étau, tu étouffes, tu es englué dans tes peurs et tes problèmes. Pense à autre chose, prends un joint, lâche toi… Consommer la futilité pour oublier que la réalité n’est pas futile pour des personnes dans ma situation. Non, je ne suis pas particulier, mais la pression sur moi est particulière. La violence de ce que je vis est particulière.

J’en veux à mes amis, à ceux qui m’entourent. De ne pas voir, de ne pas sembler comprendre, de ne pas être assez sensibles pour voir qu’en moi domine la peur du lendemain. Il ne s’agit pas de psychologiser, ni d’un appel à l’empathie. Je ne veux pas de la compassion, je ne veux pas que les gens me regardent avec des yeux attendris ou faussement consternés. Je veux qu’ils arrêtent de jouer, je veux qu’ils se prennent au sérieux, qu’ils prennent notre ennemi au sérieux, qu’ils se battent. Si la répression ne te touche pas, c’est que tu ne gênes pas. Pas encore. Mais quand tu gênes, on te le fait payer. Il n’est pas nécessaire de t’enfermer, de t’emmurer ou de te frapper, il suffit parfois de te rendre la vie insupportable. Par une accumulation de petites intimidations, de mises en gardes, de messages subliminaux que tu es finalement le seul à percevoir tant tu es concentré sur ce qui t’arrive. Les autres, eux, peuvent apercevoir le problème, mais ignorent la peur qui t’habite. Pas la peur d’agir, mais la peur d’un jour ne plus pouvoir le faire. La peur de disparaître un jour sans que personne ne s’en rende compte. Ou que tout le monde s’en rende compte, mais ne soit capable que d’en faire le constat fataliste : « merde, machin n’est plus là ». Et en même temps, les plus lâches diront : « c’est pas étonnant, il était trop visible, il est allé trop loin… »

Cette manière de te rendre responsable de ce que tu subis est effrayante. Le collectif dont on parle tant d’habitude devient tout à coup impuissant, irresponsable de ton isolement, puis de ta neutralisation par l’ennemi. C’est de ta faute, tu n’avais qu’à rester discret, disparaître dans la masse. Facile. Le silence collectif comme carapace. Comme si se taire, c’était résister. Une croyance profondément ancrée dans l’esprit de certains.

J’ai été isolé. Peu à peu, insidieusement. Je reste entouré d’amis, mais je suis isolé malgré tout. Cet isolement n’est pas physique, il est spirituel, psychologique. Il s’est installé dans ma vie lorsque j’ai été physiquement emprisonné chez moi. Assigné à résidence, puis interdit de me rendre dans tous ces lieux où j’étais sans cesse auparavant, et enfin placé sous contrôle judiciaire pour m’empêcher de partir trop loin trop longtemps. Chaque semaine, je vois mes policiers, ceux qui me connaissent et que je connais, qui savent où me trouver, à quel moment venir me cueillir si jamais il faut me faire disparaître définitivement. Pour le jour où on viendra dessiner une croix blanche sur ma porte…

Brutalement, des hommes armés sont venus me dire « tu es sur notre liste, tiens toi à carreaux ».

Petit à petit, ma vie est placée sous surveillance continue. On me fait savoir que je ne suis plus libre. On me fait savoir qu’en cas de force majeure, il suffira de claquer des doigts pour que je disparaisse dans un trou ou dans un camp. Je suis sur leur liste, celle qui apparaît sur tous les écrans de police quand je commence à épeler mon nom de famille, avec un point d’exclamation qui dit « celui-là, il ne faut pas le prendre avec légèreté ». Le flic de base croit qu’il à affaire à un gros poisson. Ça suffit pour conditionner mon rapport avec eux dés l’instant où ils savent. Je n’ai plus de prise sur cette interaction, je ne peux plus feindre d’être quelqu’un d’autre. Je suis à nu.

Ce n’est pourtant pas ma liberté qu’ils visent, mais ma détermination. Ils veulent me réduire à néant, m’humilier pour me faire renoncer, me faire taire. Si je ne parlais pas, ils se contenteraient de me coller en taule sur la base d’un simple délit. Mais mes délits, ils s’en foutent. Ils les connaissent, mais n’en parlent même pas dans mes notes blanches. Ce n’est pas par ce biais qu’ils veulent me démolir. Ils jouent à m’anéantir autrement. D’abord, éloigner les autres de moi, faire tout pour que ceux qui m’entourent se dise « celui-là, il sent la merde, je préfère ne pas lui parler, ne pas l’appeler au téléphone, ne pas aller le voir, ne pas dormir dans sa maison… » (ce sont des paroles qu’on m’a rapporté ou qu’on m’a dit sur le ton de la plaisanterie. Quand l’humour trahit la vérité). Ensuite, attendre que je pète un câble, seul, incompris de mes propres amis. Ceux-là même qui, si je faisais un AVC, se diraient simplement « le pauvre, il n’a pas supporté », au lieu d’aller brûler des commissariats…

Oui, car pour moi le meilleur soutien, c’est la lutte, pas la compassion.

Beaucoup subissent la répression tout autour de nous. Mais au lieu d’un soulèvement généralisé, on assiste à une autodestruction, à des chamailleries infantiles, à des réflexes de fuite. Chacun se trouve des prétextes pour ne pas être là, pour avoir mieux à faire ailleurs, préoccupations individualistes qui rendent ce qu’on subit encore plus insupportable. Quand tu as besoin de soutien, les autres ont toujours une très bonne raison d’être ailleurs. Ou de te rappeler que tu exagères.

Il y a aussi le relativisme. Ce relativisme qui fait dire à l’autre, quelle que soit ta situation, « t’inquiète pas… ». Rien n’est assez grave, rien de ce que tu ressens n’est assez important aux yeux des autres. « Ça va passer », sous-entendu « serre les fesses, le temps arrangera tes problèmes, mais moi, je ne peux rien faire » ou encore « dis toi que tu as de la chance par rapport à d’autres ». Des amis crèvent à petit feu, sous nos yeux, mais ça ne suffit pas. On va boire un coup, parler de la prochaine ou de la dernière manif, puis on continuera à faire comme si de rien n’était. Une convivialité de façade viendra dissimuler les souffrances individuelles et l’incapacité à se parler. Comme si partager un kebab devait faire oublier qu’on est au bord du gouffre.

Personne ne s’inquiète, c’est extrêmement inquiétant. Il y a pourtant cette phrase éloquente qui dit « politise tes inquiétudes, tu inquiétera les politiciens ».

A la fin de l’assignation à résidence, des amis sont venus me dire « ah bah ça va, t’es tranquille maintenant » ou d’autres, un an plus tard, sont venus me demander, entre deux conversations futiles « au fait, t’es encore assigné ? ». Par ces simples mots, faits d’indifférence et de naïveté, on me faisait comprendre que ce que j’avais vécu n’était pas grand-chose. Comme si l’assignation à résidence, c’était juste un congé prolongé. Comme si une fois terminée, je n’étais plus sur la liste. D’autres encore, confondent assignation à résidence et contrôle judiciaire. Une manière d’ignorer la violence de l’État, mais aussi d’accorder du crédit à la justice. La banalité de l’arbitraire et la confiance dans les institutions : le contrôle judiciaire, c’est tellement plus supportable…

Tu as été assigné, n’en parle plus.

Tous les assignés disent la même chose : « pour mes proches et voisins, je serais désormais toujours vu comme quelqu’un de dangereux ». Et quoi qu’on en pense, la méfiance est bien là. Même les amis, au fond d’eux, se disent qu’il « doit bien y avoir une raison ». Et ça, tu ne t’en débarrasses pas comme ça. La répression, plus elle s’acharne sur toi, plus elle laisse de stigmates. Invisibles.

Ce que j’ai envie de dire aux potes activistes : à force de blaguer et de colporter des rumeurs au lieu de se confronter à la réalité, on détruit ce qui ferait notre force. Rien n’est sérieux, tout peut attendre. Pourtant, l’État ne rigole pas. Il assène des coups pendant que nous on rit, on boit des coups et on joue à la guerre dans les rues avec des slogans et des banderoles consuméristes. Et on se réjouit de recruter du monde pour (seulement) se bastonner avec la police : plus on est de fous, plus on rit. Après la manif, dans un café du 20ème, on parlera un peu de politique et d’autonomie, avant d’aller commander une pizza et de se mater un petit riot-porn sur youtube.

La tendance du moment, c’est de faire prendre des risques aux autres sans en prendre soi-même. La lâcheté érigée en principe de fonctionnement. Et quand y’en a un qui trinque, on évite de se mouiller dans une défense collective : un petit concert de soutien, un chèque à un avocat de renom, un petit peu de spectacle et d’agitation autour, et c’est plié. Qu’il gère sa souffrance et ses peurs avec son avocat, ce « bon pénaliste » de l’Ouest parisien…

Il s’habituera.

Tu t’habitueras.

Je m’habituerais.

Nous disparaîtrons.

Merde !