J’avais promi d’y revenir. Et puis je voulais voir mes potes haraga* rencontrés l’été dernier. Je suis arrivé la semaine dernière par le ferry Superfast, vanté comme le plus populaire et le plus rapide de Grèce. C’est aussi le plus convoité par des centaines de migrants coincés à Patras et Igoumenitsa. Il appartient à une de ces compagnies qui relient la Grèce à l’Italie, par les ports de Bari, Ancona et Venise. Les autres sont Andeavor lines, Anek lines, Agoudimos lines et Minoan lines. La traversée dure au minimum quinze heures. Mais pour les migrants de Patras, elle peut durer deux ans…

J’étais venu en août, avant le camp no border de Lesvos, et j’étais resté deux semaines avec eux, à dormir dans la rue ou dans des squats. Ils dorment près du port, dans des camions ou à même le sol près du phare de la ville. D’autres sous un vieux train ou encore dans des maisons abandonnées, sur des matelas au bord de l’eau.

La journée, un certain nombre d’entre eux cherche à s’introduire sous, dans et sur les camions ou les bus qui entrent dans le port, alors qu’ils stoppent au feu ou ralentissent dans un tournant. Les africains (soudanais essentiellements) essaient à l’ouest, à l’extérieur du port. Les maghrébins (marocains, algériens et tunisiens) et les afghans au niveau de la gare ferroviaire ou à l’est, en passant les grilles du port.

Lorsqu’on sort du bateau, on arrive à la gare et on ne manque pas de les trouver là, en attente, suspendus aux grilles du port ou assis sur les bancs de la gare. « Salam alaykoum ! » Certains m’ont reconnus, les autres sont nouveaux. Mais un certain nombre est passé en Italie ou a été expulsé vers son pays d’origine. On me raconte le succès atypique de quelques uns, passés avec un faux passeport, au nez et à la barbe des gardes, ou glissés sous un bus de touristes, ramenés en bateau depuis Venise ou encore expulsés de France vers l’Algérie, après des mois d’attente à Patras. Chacun a son histoire, son anecdote, mais chez tous on ressent un mélange de lassitude et d’espoir, de tristesse souvent, même si le sourire et la bonne humeur persistent.

J’apprends que le carnaval se prépare, que c’est un carnaval mondialement reconnu, le plus célèbre de Grèce. Tout est décoré. Des géants colorés trônent à la sortie du port et sur les arcades de la ville. Le soir, les grecs sortent déguisés et font la fête dans des espaces ouverts spécialement pour cette semaine de festivités. Mais les migrants n’ont pas été invités. Ils rasent les murs, évitent la police qui pullule en ville et les traque comme des trouble-fêtes. Chaque soir, la police descend près de la gare et rafle les algériens qui s’y trouvent. Un soir, ils sont une trentaine de flics à débarquer sur les quais de la gare. Un des algériens me raconte comment ils sont arrivés par surprise et l’ont frappé à coups de pieds avant d’embarquer ses compagnons.

Pour eux ce seront les cellules du commissariat de la ville, rue Ermou. Mais en temps ordinaire, quand la police fait moins de zèle, les migrants sont enfermés dans la prison du port. En réalité, cette prison est un container, sans fenêtre, sans lits, sans toilettes. A l’intérieur, une cloison sépare hommes et femmes. Les migrants peuvent y rester jusqu’à deux semaines, parfois à dix, parfois à trente. Un repas par jour. On les amène aux toilettes attachés deux par deux par des menottes : pendant que l’un fait ses besoins, l’autre reste à côté et attend son tour. On peut voir tout ça de la rue, car seules les grilles du port séparent la prison de la ville.

Le port n’est pas une citadelle, bien que des gardes en treillis et des agents de sécurité en scooter rôdent en permanence et se permettent parfois de poursuivre les migrants jusque sur les quais de la gare. Les grilles sont armées de barbelés et de caméras, mais cela n’arrête personne. C’est essentiellement le travail minutieux de la sécurité qui empêche les migrants d’acceder aux bateaux. A chaque embarquement, chaque camion est fouillé de fond en comble. Les essieux, la cargaison, les coffres latéraux, tout est inspecté. Et lorsqu’un migrant est découvert, il est chassé sans ménagement, à renfort de coups de pieds et de poings.

Le quotidien est impitoyable. Lorsque les tentatives de la journée ont échoué les unes après les autres, que les derniers bateaux ont quitté Patras, il faut tuer le temps, trouver à se nourrir. Les soudanais attendent les clients à la sortie des supermarchés, ils les aident à ranger leurs achats dans le coffre de leur voiture, en échange de quelques pièce ou de nourriture. D’autres reçoivent à manger d’une patisserie ou attendent la fermeture des restaurants. Plus rares sont ceux qui trouvent dans les poubelles, mais parfois c’est nécessaire, car à Patras aucune association ne donne quoi que ce soit.

Les partis politiques, notamment le KKE**, organisent des manifs. Des groupes anarchistes font des actions, taguent les murs de la ville et du port. Un collectif indépendant offre aux migrants un espace rue Vlachou, où ils peuvent se retrouver, échanger, et dont l’objectif est la rencontre des différentes nationalités. Mais finalement les résultats de ces actions dans la vie quotidienne des migrants sont peu visibles.

Certains, rares, trouvent du travail. Pour cela, il y a un point de rendez-vous, comme au carrefour des rues Agiou Andreou et Trion Navarchon. On y est ramassé le matin, pour aller bosser ici ou là, exploité parfois pour un peu plus de 15 euros la journée. Si on a plus de chance, on connait un grec qui peut dégotter un boulot, mais jamais un truc stable.

D’autres enfin ont essayé l’asile et l’ont obtenu, mais ils continuent d’errer dans la ville. La seule différence, c’est le papier rose dans la poche. Elle protège un peu de la prison, mais pas des brimades de la police, qui n’hésite pas à interdire à son porteur de circuler où il le souhaite. Ainsi, j’ai vu un algérien se faire interdire l’accès au port, malgré le papier présenté aux agents : « FIGI ! » (dégage !).

Il y a aussi une centaine de rroms qui vivotte à l’ouest du port, dans un bidonville accroché au bord de mer. Ils sont semi sédentarisés et vivent de mendicité et de débrouille. Leurs cabanes sont à quelques mètres seulement de l’eau et les vagues se cassent sur les rochers où elles sont installées. Tout ça n’a pas l’air bien réel. Encore un endroit où l’Europe prend toute sa dimension ségrégative et xénophobe, y compris à l’égard de ses propres « resortissants ».

LA GRECE, PORTIER DE L’EUROPE

« Tu penses quoi toi : la Grèce c’est pas l’Europe, hein ? » Combien de fois j’ai entendu les haragas de Patras me dire ça, ajoutant presque immédiatement un soupir en faveur de l’Italie ou de la France. Toute l’ambiguité de notre relation avec les migrants réside dans le fait que nous ne sommes pas en mesure ni en droit de leur ôter leurs rêves ou leurs illusions. Pourtant, je me refuse à les laisser croire que la France est un paradis : « Tu sais, de l’autre côté c’est aussi la merde ! ». Mais rien n’ y fait, ils restent incrédules. Je leur montre les photos des migrants à Calais, les cabanes, les arrestations de flics, les distributions de bouffe, les cabines téléphoniques de la gare de l’Est et le square Villemin à Paris où des dizaines d’afghans attendent dans le froid. Je leur parle des 30 000 expulsions, des centres de rétention, de la situation précaire des sans-papiers. Mais tout ça ils le savent, mais ils veulent croire qu’ils passeront au travers, qu’ils seront plus chanceux que les autres. On n’a pas le droit de leur enlever cet espoir, et même, on est en devoir de les soutenir et de les encourager, de leur dire qu’eux aussi ont le droit d’essayer, qu’il n’y a pas que les européens qui ont le droit de voyager et de s’installer ailleurs.

« Walla, t’as vu la Grèce c’est pas un pays ! La Grèce, « megalo problem » ! » Chaque migrant exprime avec le même dépit son aversion pour la Grèce, pour ce pays qui ne leur accorde aucun droit et leur ôte leur dignité, pour ses habitants qui les méprisent. De la part de la population, le mépris est si grand que quasiment personne ne leur vient en aide (le local de MSF a été fermé en septembre 2009, suite à la destruction du camp des afghans). Sur les murs fleurissent les slogans anarchistes, mais dans le port on trouve une quantité de croix gammées et de crois celtiques, tandis que les gardes ne parlent que du « problème afghan », faisant référence à des incidents survenus entre afghans et gardes-côtes. En juillet 2009, les autorités avaient pris la décision de raser le camp de migrants situé à l’est de Patras. Des centaines d’afghans avaient alors été arrêtés et placés en détention, puis leur camp de fortune détruit au buldozer. La même démagogie raciste qu’à Calais.

La Grèce ne se soucie absolument pas de droits humains, ni même des règlements européens qui leur imposent des normes en terme de « gestion des étrangers ». Au frontières avec la Turquie, les frégattes de la marine grecque et de Frontex repoussent régulièrement les embarcations de migrants vers les eaux territoriales turques, en supprimant parfois le moteur des zodiacs. Quand ils décident d’arrêter les migrants, ils les collent dans des prisons insalubres telles que celle de Pagani à Lesvos, où des centaines de personnes s’entassent dans des cellules sans eau potable et ne disposant pas d’assez de couchettes. A Patras, le container qui sert de prison vient d’être repeint en vert et semble être conçu comme une solution durable par les autorités du port, alors qu’il s’agit d’une immonde boîte de conserve où plusieurs dizaines de personnes vivent dans des conditions moyenâgeuses. Un peu partout en Grèce, des migrants sont enfermés souvent pour plusieurs mois dans des prisons, sans assistance judiciaire et sans droits.

Pourtant la Grèce ne commet pas ces entorses à l’insu de l’Europe. L’Europe feint de désaprouver les conditions d’existence des migrants, mais ferme les yeux et se refuse à condamner l’attitude de son portier. La Grèce gère les entrées et sorties, avec le soutien financier de l’Europe. Elle reçoit un aide pour les quelques 200 000 sans papiers présents sur son territoire, aide qui n’atteint visiblement pas son but, dans la mesure où quasiment aucune infrastructure n’existe pour venir en soutien aux migrants.

Il est tout a fait envisageable de mener des actions à Patras. Il faudrait pour cela prendre davantage contact avec les collectifs et activistes locaux, afin d’entreprendre une riposte, de harceler les autorités grecques et de prendre pour cible le port de Patras qui constitue une plaie ouverte de plus. Envisager un nouveau camp no border à Patras pourrait être positif et aurait le mérite d’attirer autant l’attention que sur Calais, afin qu’au moins les choses ne s’y déroulent plus dans l’ombre. Le port de Patras n’est pas une citadelle, mais il serait bon de le prendre d’assaut…

* Harag : de l’arabe « brûleur« , désigne les migrants clandestins.
** KKE : en grec Κομμουνιστικό Κομμα Ελλάδας, Parti Communiste de Grèce.