Troisième voyage à Patras, auquel on a voulu ajouter du temps à Athènes, avant de suivre les frontières orientales de l’Europe, en direction de l’Ukraine. Cette fois-ci on est partis à plusieurs. L’idée était de retrouver éventuellement quelques migrants et harragas (« brûleurs de frontières » originaires du Maghreb) rencontrés au cours des derniers voyages, puis de jeter un oeil aux dispositifs de contrôle déployés par l’Europe et son rejeton Frontex. On a commencé par faire une halte de dix jours dans la capitale grecque. Très rapidement, on s’est incrusté dans le quartier Omonia par le biais des algériens francophones, qui nous ont accueilli les bras ouverts. En contrebas de la sordide place Omonia, où toutes les drogues s’échangent au nez et à la barbe des flics, se trouve un enchevêtrement de rues dont la principale, la rue Menandrou, a été rebaptisée « El Haramia » (de l’arabe حرامي : voleur, bandit) par ses occupants. Ce « paradis des voleurs » rassemble en pleine journée des centaines de migrants d’origines diverses, qui vendent et achètent là vêtements, portables et produits de toilettes pour quelques euros. Il faut passer par là pour entrer dans le microcosme des clandestins d’Athènes.

Dans un premier temps on découvre la rue et ses échanges interdits, puis on rencontre très vite des algériens, Haramiaheureux de parler avec des français. De fil en aiguille, en gagnant leur confiance, on entre dans leur monde provisoire. C’est ainsi qu’on a fait connaissance avec plusieurs groupes d’algériens. Avec les kabyles on a passé du temps à discuter entre la distribution de bouffe par Caritas rue Sofokleous et la place Victoria, plus au nord. Avec un groupe de constantinois spécialisés dans le vol à l’arrachée on a erré dans les rues touristiques aux abords de l’Acropole. Avec d’autres encore, on a découvert les hotels de clandestins tenus par les soudanais. Mais on a aussi rencontré des afghans qui ont ouvert leur boutique de portables sur El Haramia et parlé avec une fille ghanéene qui se prostitue comme tant de ses soeurs dans la rue Sokratous.

Entre le souk d’Haramia et les maisons closes de la rue Marathonos (appelées « dekapenda » parce que la passe y Haramia001coûte 15 euros), on ne peut pas manquer de faire connaissance avec l’arbitraire qui hante ces rues. L’injustice et la violence y sont maîtresses et font parler d’elles quotidiennement. Le jeudi, c’est jour de marché noir sur Haramia. Des centaines de migrants se pressent dans la rue Menandrou et débalent sur un carton les quelques affaires qu’ils ont à vendre. Vêtements, produits de toilette, portables et montres, pour la plupart volés, s’échangent entre deux attaques de police. Les voitures de police s’annonce à la dernière seconde avec leurs sirènes à l’américaine, tandis qu’elles foncent déjà dans la foule en renversant les étals. Deux, trois, dix, vingt fois dans une même journée, les flics débarquent comme des cowboys, matraques à la main, et se lancent à l’assaut des vendeurs clandestins, les attrapent et les embarquent. Juste à quelques dizaines de mètres, un bus grillagé de la police est stationné et attend d’être rempli de migrants arrêtés pour partir à la prison d’Aldapone. Il fait plusieurs allers-retours dans une même journée.

On s’écarte un peu, on décide d’aller vers la place Omonia. Sur le boulevard Tsaldari Peiraios, des groupes de nigérians vendent de la coke ou de l’héroïne, tandis que tout autour d’eux des dizaines de camés prennent leur dose ou sont déjà en plein trip, sans chercher à se cacher. Parfois, les flics déboulent sirènes hurlantes et se font une arrestation spectaculaire de dealers, à grand renfort de coups de matraques. On essaye de photographier, mais aussitôt deux molosses en civil nous tombent dessus, nous interdisent de prendre des photos. D’abord aggressifs, ils se calment quand ils croient nos mensonges selon lesquels nous ne sommes que de naïfs touristes, finissant par nous avertir d’un ton paternaliste que cet endroit est dangereux.

On voudrait respirer, prendre une grande bouffée d’oxigène après tout ce qu’on vient de voir, alors on s’écarte un peu Haramia003d’Omonia. Mais très vite on croise des copains harragas qui veulent nous amener dans leur antre. Alors on se retrouve à les suivres du côté des bordels, puis à grimper au quatrième étage d’un immeuble tout a fait banal, avec des guetteurs sur le trottoirs. Quand on monte les étages, on entend la clameur qui monte, des centaines de personnes qui parlent à voix haute, discutent, rigolent. Nos guides poussent une porte et on se retrouve dans un cafarnaum inimaginable, avec des harragas qui s’animent dans tous les coins. Une grande salle fait office de restaurant ou des tables sont installées et ou une télévision retransmet les chaînes en arabe. Un cuistot s’agite et prépare d’abondants sandwichs vendus un ou deux euros. En suivant les couloirs, on tombe sur des chambres ou quinze à vingt personnes dorment sur des matelas, pour 3 à 5 euros la nuit. Bienvenue dans l’un des nombreux « hotels soudanais » d’Omonia !

Les jours qui suivent, on passe beaucoup de temps dans ces endroits, avec des groupes d’algériens absolument Haramia005adorables, qui blaguent, jouent de la musique, dansent et chantent, passent le temps comme ils peuvent. On nous y présente aussi les vendeurs de papiers, qui viennent chercher les clients avec des sacs remplis de passeports, cartes d’identité et permis de conduire de multiples origines. 100 à 200 euros la fausse carte d’identité de mauvaise qualité, 200 à 400 euros le faux de meilleure qualité, plus de 400 euros le passeport original modifié ou beaucoup plus pour le « sucre » (passeport original dont la photo du propriétaire te ressemble à plus de 80%). Volés, trafiqués, fabriqués, ils permettront à des dizaines de migrants d’échapper à l’enfer d’Athènes, en tentant leur chance à l’aéroport de Venizelos.

Un jour, on accompagne un copain à l’aéroport. Il a acheté un billet pour Roissy dans une agence de voyage d’Omonia, dont les clients sont exclusivement des clandestins et qui rembourse en cas d’échec (avec une retenue de 10 euros). Il se présente au contrôle, passe un premier obstacle, puis se fait refouler au moment d’embarquer. On ne l’arrête pas, on lui prend juste son faux document en lui demandant de dégager. Comme lui, ils sont plusieurs centaines chaque semaine à tenter depuis l’aéroport. Certain passent plusieurs semaines enfermés dans la TMIMA (prison) de l’aéroport. Un copain nous a filé le lien des videos qu’il a pu tourner à l’intérieur, c’est édifiant :

Pendant une partie du séjour, on dort dans un appartement avec six copains harragas (un marocain et cinq algériens) qui attendent le bon moment pour passer à l’aéroport avec des faux papiers de bonne qualité. On joue ensemble au baggamon, on partage la tchouktchouka (plat traditionnel algérien aux légumes) qu’ils font à merveille et on apprend un peu l’arabe. De super bons moments ! Une seule fois on est allés avec les constantinois pour voir comment ils opèrent la nuit : ils font le pied de grue sur les grandes avenues à l’affut des bourgeois de passage. Lorsqu’une vieille dame se hasarde à passer, ils l’attrappent par le cou et lui arrachent ses effets personnels. La méthode est brutale. Autant dire qu’on n’a pas voulu les accompagner une seconde fois.

La nuit à Omonia, les prostituées africaines investissent la rue. Elles sont surtout ghanéennes. Elles se vendent pour trente à quarante euros. On tente une discussion, ce n’est pas facile. Mais finalement l’une d’elle avoue qu’elles sont contraintes de se prostituer. On n’est pas surpris. Elles n’ont même pas 20 ans, sont venues sans payer. Les passeurs ont confisqué leurs passeports pour les maintenir sous contrôle. Maintenant elles doivent rembourser le voyage. Notre confidente d’un soir dit devoir la somme de 40 000 euros. Dans notre tête, on essaye d’imaginer combien cela peut représenter. On ne sait pas quoi lui dire, on se sent coupable de l’avoir amenée à en parler. C’est tout juste effrayant d’être là et de ne rien pouvoir faire pour elle, pour elle et toutes les autres. Pour elle et tant d’autres, l’esclavage n’a jamais pris fin.

PASSAGE A PATRAS

Après dix jours, on a la sensation d’étouffer et tout ça nous affecte quand même pas mal, même si on s’y attendait. L’ambiance à Athènes est glauque, alors on choisit de partir pour Patra. Un copain kabyle part avec nous, il a une « harba » ( = squat) avec des amis sur place. C’est là qu’on va dormir, dans les hauteurs de la ville.

A Patras les choses n’ont pas tant changé depuis notre dernière visite, au point qu’on y retrouve des amis qui y stagnent depuis plus d’un an. Par contre il y a plus de monde qu’avant, beaucoup d’afghans. Les soudanais vivent toujours sous leur vieux train, les afghans ont investi un autre vieux train juste en face de l’entrée du port. Il semblerait qu’il y a aussi plus d’africains : soudanais, érythréens, somaliens…

La situation reste plus ou moins la même qu’en février. Voir « Le carnaval des clandestins ».

Le point fort de ce séjour d’une semaine à Patras, c’est la rencontre avec Nima, un jeune gars afghan qui a voulu s’exprimer devant le camescope. Ses mots sont précieux, même si on n’est pas d’accord avec tout ce qu’il dit : VIDEO MANQUANTE

Pas grand chose à dire de plus. Difficile de transcrire les émotions qu’on a ressenti. Dur de transmettre la colère qu’on a éprouvé. On voudrait témoigner, mais on se dit que ça n’a pas de sens, que de toute façon on pourra raconter tout ce qu’on veut, l’Europe poursuivra imperturbablement ses buts meutriers. La forteresse se construit, notre « espace de sécurité » se renforce, tandis que des milliers d’hommes sont réduits à l’animalité pour survivre dans les interstices de nos paradis infernaux. Trop facile de les condamner parce qu’ils volent ou qu’ils vendent de la drogue. Trop facile de faire du manichéisme en leur reprochant de mal se comporter. Quand on sera tous pauvres et enfermés comme eux, on en reparlera ! Quand les capitalistes auront fini de nous détruire, toute l’Europe ressemblera à « Haramia »…

Une bonne nouvelle nous attendait à notre retour : nos hôtes algériens sont tous parvenus en France un mois après notre rencontre. Comme quoi, ce qu’on croit être l’enfer n’est parfois qu’un purgatoire…