Récit détaillé et personnel d’une garde à vue suite à la manifestation du 29 octobre à Hôtel de Ville (Paris) contre les violences d’État. Je commencerais par le moment de l’interpellation.

Mercredi à partir de 21h45 – arrestation arbitraire

Depuis un moment, on est dans la nasse. Un troupeau de bleus nous encercle sur la place de l’hôtel de ville. On est forcés d’admettre qu’on est faits comme des rats. Les casques tombent, on n’envisage déjà plus la fuite. Ils sont arrivés très vite, refermant l’étau autour de la station de métro, avant de la rendre inaccessible. Leur objectif n’est pas d’évacuer la place, mais de lever les filets. On est une centaine entre leurs mailles, la pêche est bonne. Pour autant, un certain nombre étaient là par hasard.

Après, ça dure bien quatre heures. Leur étau se resserre dans la violence : les CRS nous attrapent un par un, par le cou, les bras, les jambes, pour nous extraire vers le panier à salade. Ils utilisent du gaz, les yeux pleurent. Certains gueulent, d’autres continuer d’entonner des chansons.

Un CRS me montre du doigt, puis lui et ses collègues m’arrachent violemment au groupe de manifestants qui tentent de me retenir. Je suis emmené à l’écart, apparemment je bénéficie d’un régime spécial. Les flics me parlent, je les ignore, leurs mots passent au-dessus de moi. Je suis contraint de m’asseoir sur le bord du trottoir le temps que tous les autres manifestants soient emmenés dans le bus. Des badauds sont poussés sans ménagement.

Mercredi vers 23h30 – transfert au commissariat rue de l’évangile

Par la suite, le convoi de camionnettes de police file à travers Paris ensommeillée, sirènes hurlantes, jusqu’au commissariat-camp de la rue de l’Evangile, où déjà un certain nombre de manifestants est parqué dans un enclos éclairé à ciel ouvert. Débarqué de mon van par mes « victimes », on me laisse poireauter dans un couloir pendant que le commandant me jauge du coin de l’œil. « Il a le mégaphone » lui précise un autre. Sourire satisfait de ses collègues.

Placement en garde-à-vue. L’OPJ tapote son procès-verbal, sans jamais me regarder. Je refuse de signer. On m’emmène au cellule. D’abord attaché sur un banc avec trois autres personnes. Un plancton me tend une feuille qui notifie mes droits, puis je suis fouillé dans une pièce à part. Pas tout nu, mais en slip.

Jeudi vers 2h00 – transfert au commissariat rue de la montagne sainte Geneviève

En cellule, je retrouve trois autres personnes. Après une tentative de transfert avortée, on est finalement collés à neuf dans un fourgon estampillé DOSTL (un caisson roulant avec sept sièges, sans fenêtre). Direction la volière du 5e arrondissement, rue de la Montagne saint Geneviève.

Là, on est placés à dix dans la cellule collective n°1. Plus loin, trois filles dans une autre cellule. Entre les deux, un mec est placé dans une cellule à part.

Quatre murs, deux yeux de verre fixés sur nous. Pas de silence, mais les mouvements et les voix des policiers qui s’animent et plaisantent derrière la porte blindée du couloir. Dix pour cinq matelas, à se partager deux couvertures mitées et pleines de l’ADN d’autres détenus. Je renifle mon pull, je pue déjà la GAV. On pue tous la GAV. On ne se parle pas trop, quelques phrases seulement, entrecoupées de longs silences, pour tenter de comprendre ou pour insulter les garde-chiourmes qui passent dans le cliquetis des loquets de cellules.

Nos chaussures sans lacets abandonnés sur le sol, les jambes repliées sur le béton glacé, chacun cherche le sommeil, crispe les paupières pour abolir le monde qui l’entoure, testant toutes les positions imaginables pour abolir aussi la dureté de la pierre. On imagine leurs images de vidéo surveillance sur un petit écran verdâtre de la pièce au bout du couloir : ils doivent nous voir comme dix vers de terre qui se tortillent dans la pénombre.

En cellule, tout s’arrête, mais le cerveau continue de tourner. Il tourne en rond, revient en arrière sans cesse, les pensées s’emmêlent et plus les heures passent, plus il semble que tout perd son sens. Le froid monte dans les jambes, doucement, des extrémités jusqu’au dessus des genoux. Je commence à sentir mon nerf sciatique tirer dans la cuisse. Ça brûle. Le corps tout entier se rétracte ou se relâche, en total abandon. Il est en pause et en lutte en même temps.

Cette fois-ci, il n’y a pas le voisin sans visage qui tape frénétiquement sur la porte de sa cellule ou qui vocifère des insultes homophobes à l’adresse des gardiens. On s’emmerde, mais ça pourrait être pire. Je remercie un copain de cellule de me filer sa couverture miteuse, comme s’il s’agissait du manteau de Saint Martin.

Jeudi après-midi – auditions et prélèvements

L’OPJ en civil, cheveux court et lunettes, vient accompagné du gardien pour m’amener en audition. Chaque détenu à son OPJ, sa procédure, ses questions, sa stratégie. Pour les uns, comme moi, c’est « rien à déclarer ». D’autres lâchent un peu de lest, mais globalement tout le monde se tait. Les flics perdent patience, nous trouvent têtus. Ils gémissent qu’on ne leur mâche pas le travail. Cinq casques en haut d’une armoire témoignent de la manif de la veille. Des posters de films d’action décorent les murs.

Mon OPJ veut que je balance ma grande identité. L’état civil, ça ne suffit pas. Il répète avec obstination « Votre niveau d’étude ? », deux, trois, quatre fois, avant de perdre patience. « Vous êtes obligés de répondre ». Je répond que je ne suis obligé de rien du tout, que je fais usage de mon droit au silence. Dans ma tête, ce n’est pas juste une question de droit, mais de bon sens. Chaque mot prononcé serait une perche, un indice, une invitation au dialogue. Et on ne dialogue pas avec un mur, même s’il bouge.

« Je vous présente un marqueur rouge qui a été retrouvé sur vous, qu’avez-vous à déclarer ? » Rien à déclarer. « Sur les images en notre possession, on vous voit cracher sur les agents de police. Aimeriez-vous qu’on vous crache dessus ? » Rien à déclarer. Les images sont grises, floues, on voit quelqu’un avec un casque. Qui a dit qu’il s’agissait de moi, si ce n’est le CRS qui m’accuse. La parole du flic vaut acte d’accusation.

On est plusieurs auditionnés dans la même pièce. Il y a même une Femen sud-américaine qui fait usage de son droit au silence. Les OPJ ne se privent pas d’intervenir dans les auditions des autres. Chacun y va de son commentaire ou de son coup de pression. « Toi aussi tu t’appelles Rémi Fraisse ? Ils sont tous aussi bornés ! »

Certains filent leurs empreintes et leur ADN. La flic chargée des prélèvements a l’air de faire ça comme si elle vendait des baguettes de pain. « Vous êtes sûr que vous ne voulez pas ? Vous n’allez pas changer d’avis comme les autres ? » Je sais que plusieurs n’ont pas changé d’avis, elle ment. Et quand bien même, pas question que je leur file ma bave pour qu’ils la stockent pendant 40 ans. Et comme d’habitude, je fais le sourd quand on me justifie l’existence du FNAEG par des affaires de viols miraculeusement élucidées. Je pense à l’affaire du fantôme d’Heilbronn, mais je ne dis rien. De toute façon ils ne comprennent rien.

Avant le renouvellement de ma GAV et après avoir ingurgité les tortelini de prisonniers produits par l’entreprise « Bocage », on me ressort de la cellule où on n’est plus que cinq, pour être confronté au CRS en question. Il m’attend, en uniforme, assis sur sa chaise. Il me fait penser à un collégien qui attend la CPE pour dénoncer un camarade. Cheveux courts, visage rempli d’angles droits, regard fuyant. Une bonne tête, un bon flic, qui fait son travail comme il faut, en faisant des outrages pour arrondir ses fins de mois. S’il avait pris une claque au lieu d’un crachat, il aurait eu trois jours d’ITT. Son binôme l’attend, debout dans l’encadrure de la porte. Ces trucs-là, ça fonctionne par deux. Pas de maintien de l’ordre sans binôme.

Il a rédigé son PV dans les détails, décrit les faits qui ont transformé l’homme surarmé en pauvre victime. On me demande mon avis. Pourquoi ? De toutes façons, je n’ai rien à déclarer. Mon avocate n’a pas grand chose à ajouter, elle transmet ses observations, signale que je dois voir un médecin à cause de ma sciatique.

Vendredi vers 2h00 – transfert au cusco

Voir le reportage photo de Valérie Broquisse :
http://www.valeriebroquisse.net/fr/photos/serie/1699/cusco/slideshow?of=0

Retour en cellule. On n’est plus que trois. Mes yeux se ferment. Ou au moins un des deux, comme les chats. J’ai mal aux jambes. Au milieu de la nuit, le loquet claque. Un bleu tient ma fouille dans ses mains. « On vous emmène à l’hôpital ». Menottes, chaussures sans lacets, aperçu de rue nocturne, camionnette de flics. On arrive sur l’île de la Cité, à l’Hôtel Dieu. Je vois une doctoresse, qui me pose les questions d’usage, accompli les gestes d’usage, me file les comprimés d’usage. Mais j’ai vraiment très mal, mes yeux pleurent. Elle me laisse allongé pendant vingt minutes, en attente des effets.

Finalement, une infirmière et deux flics m’emmènent aux urgences. Les deux flics me demandent ce que je fais là, puis commencent à justifier le travail de la police et des gendarmes. Je m’énerve, je leur dit de me foutre la paix et de ne pas me parler. Leur petits états d’âme de serviteurs zélés me tape sur les nerfs. L’un d’eux lève les yeux, fixe le mur au dessus de moi comme s’il tentait d’y voir son reflet, tandis que l’autre tripote son iPhone. Je me fais la réflexion qu’ils n’ont vraiment pas l’air intelligent.

Puis je vois une autre doctoresse, qui me pose les questions d’usage, accompli les gestes d’usage, me file d’autres comprimés d’usage. La décision est prise, je reste au Cusco. La même infirmière et les mêmes flics m’accompagnent vers les cellules médicalisées du dernier étage. Un ascenseur, une porte blindée à code, un sas, une grille blanche, un long couloir bordé de cellules et de gardiens.

J’ai l’impression d’arriver en HP. Ce que je supporte le moins, c’est la politesse déplacée des flics de faction. Comme si tout ça était normal, comme si ma présence ici était normale. On m’attribue la cellule n°2. Une pièce carrelée au plafond arrondi, au milieu de laquelle trône un lit d’hôpital rivé dans le sol. Avec un vrai matelas et des draps propres. En entrant à gauche, un recoin avec chiotte et lavabo. La porte est vitrée. De là où je suis, je vois le détenu d’en face, branché sur un pied à perfusion. Un OPJ est à son chevet.

Je troque mes vêtements contre un pyjama bleu émeraude. La même couleur que le liquide WC. Je n’ai plus rien à moi, tout part à la fouille, même les chaussettes. On me file de l’Acupan sur un sucre, la nuit passe. Je dors pour de vrai.

Au matin, je vois mon avocate. Elle me briefe, puis arrive l’OPJ. Assis en tailleur sur mon lit, dans mon pyjama, je suis auditionné par l’OPJ, assis sur une petite chaise d’écolier à une petite table d’écolier. A côté de lui trône le mégaphone, dans un plastique, avec un carton orange agrafé dessus : scellé n°4. Il écrit l’audition à la main. Son écriture est sale, angoissée. Mon avocate écoute attentivement. Au milieu de l’audition, l’infirmière en chef entre sans frapper : « C’est quoi ce gros machin ? C’est pour faire des manifs ? » Pas de réponse. Je n’ai rien à déclarer. A l’OPJ non plus. L’idée qu’il est venu jusque là pour rien me fait sourire.

« Je vous présente des planches photographiques avec les inscriptions faites sur la place de l’Hôtel de ville au cours de la manifestation, reconnaissez-vous les avoir fait ? » Je n’ai rien à déclarer. Ce petit fonctionnaire commence doucement à me lasser. Vivement qu’il me fasse signer ma fin de GAV et qu’il parte.

Avant qu’il arrive, j’ai pu prendre une douche. Le luxe après 35 heures de GAV. Enfin, on m’informe que je vais être déferré. En attendant, j’ai le droit à du riz, du poisson, du comté, un petit pain et une île flottante. Au dessus de moi, un velux doublement sécurisé. J’aurais pu communiquer avec les pigeons, mais il n’y a que des nuages gris qui passent à toute vitesse.

Je discute un certain temps avec l’infirmière en chef. C’est surtout un monologue dans lequel elle me fait part de sa vision de l’humanité. Intéressante, je suis persuadé que dans un autre cadre on aurait mille choses à se raconter.

Vendredi vers 13h00 – transfert au depôt du tribunal

Les flics de la Montagne Sainte Geneviève viennent me chercher. Dans la cour de l’hôpital, menottes aux mains, je renifle avec plaisir l’air frais retrouvé. Le soleil brille, je vois la fin de ces interminables heures de privation de liberté.

La voiture fait 500 mètres, puis s’arrête devant la conciergerie. On me sort, je retrouve dans le sous-sol hyper sécurisé du Palais de Justice les deux compagnons de cellule arrêtés à la manif. Chacun décline son identité au flic derrière la vitre du dépôt. Nouvelle fouille, par un gendarme. Cellule collective, puis cellule individuelle. Je suis placé dans la 272, tout en haut de la souricière. Isolement quasi total. On entend juste les cris des autres détenus qui communiquent d’une cellule à l’autre. Les cellules à mon niveau sont toutes vides, j’aperçois juste le rez-de-chaussée, les gendarmes qui fouillent les nouveau arrivants.

L’endroit est super glauque. Ca rappelle les images de prisons qu’on voit d’habitude en fiction, Fresnes ou les Baumettes, avec leur corridor central bordé de coursives grillagées. Pas de lumière, on sent bien qu’on est sous terre. Beaucoup de ceux qui sont là partiront pour la taule dans la foulée. Il y a même un gamin de douze ans dans la cellule pour mineurs.

Je poireaute trois heures avant d’être promené dans le labyrinthe souterrain du tribunal par un gendarme, qui m’amène dans le cachot des déferrés, où chacun attend de voir le procureur, l’assistante sociale et l’avocate. Vite fait bien fait, le procureur se fait une idée bien à lui de ma personnalité, puis l’assistante sociale s’immisce dans ta vie privée avec le sourire. Elle veut tout savoir, tout. Elle en profite pour dresser dans sa tête un profil psychologique. « Votre père est mort récemment, c’est une période difficile pour vous ». Je vois où elle veut en venir, mais j’accepte de jouer son jeu cette fois. Pas envie de finir sous mandat de dépôt.

Après avoir bavardé avec mon avocate, je suis raccompagné en cellule. A nouveau, je poireaute. Pour passer le temps, je chante des chansons révolutionnaires dont j’ai oublié la moitié des paroles.

Vendredi vers 19h00 – audience devant le juge

Enfin, je passe devant la chambre 23.2 avec les deux compagnons de la manif. Dans les couloirs et dans le box des accusés, interdiction de se parler.

L’audience est brève. Je vois des proches dans la salle, ma copine, enfin des têtes familières. L’horizon s’élargit un peu, ça fait vraiment du bien. On refuse tous les trois la comparution immédiate, simulacre de justice où l’accusé accepte de ne pas avoir eu accès à son dossier. Après quoi le procureur prend la parole. « On voit bien que ce Monsieur n’aime pas l’État, qu’est-ce qui nous garantit qu’il se présentera à son audience de renvoi ? » Je présente mes garanties de représentation, mes compagnons de cellule aussi. Il faut montrer qu’on est un bon citoyen, qu’on travaille, qu’on étudie, qu’on a un foyer. Justice de classe. Les gars à ma droite, un syrien et un tunisien, prennent 8 et 10 mois de prison ferme. Je suis conscient du décalage de traitement.

Finalement, on est placé sous contrôle judiciaire hebdomadaire jusqu’à notre procès le 21 novembre à 13h30. Enfin, on sort. Retour rapide au dépôt pour récupérer nos fouilles. Pas mécontents de quitter les oubliettes fétides de la République. Des copain/ines sont à la sortie pour nous récupérer. Après 48 heures, enfin.

Tout ça pour quoi ?
Des suspicions infondées, un trait de peinture ? Un jet de salive ?
Pas de preuve, juste l’arbitraire sécuritaire.

Mes hommages à Rémi, mes condoléances à ses proches, mon amour pour tous ceux que ça ne laisse pas indifférent, ma rage contre tous ceux qui cautionnent.