D’un passage à tabac en 2014 à une assignation à résidence en 2015, où comment les petites mains du renseignement participent à l’intimidation de personnes impliquées dans des mouvements sociaux.

Le samedi 8 novembre 2014, je participais à Paris à une manifestation suite à la mise à mort de Rémi Fraisse, tué par une grenade offensive lancée par un gendarme à Sivens le 26 octobre précédant.

Vingt minutes à peine avant la fin de la manifestation, et alors que je filmais le déploiement de la police anti-émeute (Compagnie de Sécurisation et d’Intervention) à hauteur de la rue Saint Hubert (Paris 11e), j’ai été passé à tabac par un groupe de policiers en civil.

Dans un premier temps, trois d’entre eux se sont approchés de moi, et tandis que l’un plaçait sa jambe entre les miennes pour m’empêcher de me déplacer, un second m’a poussé d’un coup d’épaule contre une barrière. Déstabilisé et me sentant agressé, j’ai alors tenté de m’échapper, avant que l’un des trois m’attrape par la manche et me projette au sol, au pied des agents de la CSI.

Là, ce sont au moins cinq policiers qui m’ont frappé de coups de pieds, avant que l’un d’eux me relève, me traîne au sol deux ou trois mètres derrière la rangée de CSI et me frappe la tête contre le sol en me tenant par les cheveux, tout en me menaçant oralement.

Suite à quelques intimidations et un contrôle d’identité effectué à la va-vite et à l’aide d’un caméscope braqué sur mon visage, ils m’ont finalement laissé partir, pressé par les CSI qui les enjoignaient à suivre la manifestation qui avait déjà pris ses distances.

Sur la fin de manifestation, cette même équipe s’est retrouvée prise à partie par la foule place Martin Nadaud pour avoir arbitrairement gazé des participants à la manifestation, avant d’être chassé des lieux. Je suis arrivé sur place alors que les policiers étaient déjà en train de se carapater par la rue Sorbier.

Convaincu par des ami-e-s que ça valait la peine, j’ai fait constater mes ecchymoses à l’UMJ de l’Hotel-Dieu le soir-même, avant de porter plainte à l’IGPN le lundi matin.

D’abord dé-saisie du dossier en raison de la trop faible quantité d’ITT (2 jours), l’IGPN m’a finalement convoqué le 8 juin 2015 par voie postale, pour « une présentation de clichés photographiques dans le but d’une reconnaissance de personnes ».

A l’IGPN j’ai non seulement découvert qu’une enquête avait été ouverte et avait permis de retrouver deux autres vidéo tournées depuis les fenêtres par des résidents de la rue Saint Hubert, mais également que mes agresseurs appartenaient tous à la Brigade d’Information de la Voie Publique (BIVP), les renseignements de terrain de la Préfecture de Paris. J’ai été invité à identifier mes agresseurs sur une planche de 16 photographies d’agents de la BIVP présents sur la manifestation du 8 novembre, ce que j’ai fait avec difficulté dans la mesure où ils portaient tous écharpes, bonnets et capuches lors de mon passage à tabac.

Je savais pourtant assez précisément lesquels m’étaient tombés dessus, mais j’étais bien en mal de préciser qui avait donné quel coup à quel moment, hormis celui qui m’avait frappé la tête au sol. Je me souvenais de ses cheveux gris, de ses pommettes saillantes et de son accent. Nous l’appellerons « Golf », comme le nom de code inscrit sur la planche photographique que m’a présenté l’IGPN. Un autre, que nous appellerons « Foxtrot », apparaissait de manière flagrante sur les vidéos de l’IGPN, en train de me mettre plusieurs coups de pieds au sol. Enfin, j’en ai identifié un troisième dont le profil était similaire à « Golf ». Nous l’appellerons « Papa ».

Quatre mois plus tard, le 2 octobre 2015, j’ai été à nouveau convoqué dans les bureaux de l’IGPN, cette fois-ci en compagnie de mon avocate, pour être confronté aux trois comparses que j’avais désigné. Au moins deux autres agents activement impliqués dans mon passage à tabac auront eu la chance de ne pas être concernés, parmi lesquels leur chef d’équipe.

Sans surprise, les trois agents du renseignement ont nié en bloc m’avoir frappé, y compris face à l’évidence des vidéos que la policière de l’IGPN nous a montré. Foxtrot en a profité pour m’accuser de les avoir bousculé afin de me soustraire au contrôle d’identité, puis Golf m’a accusé d’avoir invectivé la foule en fin de manifestation, les qualifiant de « fils de putes » et appelant à les « lyncher ». Intéressante accusation qui à tout l’air d’une déclaration mensongère…

Enquête en cours, donc silence radio.

Mais l’histoire ne se termine pas là, car j’ai été amené à revoir l’un de mes agresseurs, Golf, de manière tout à fait fortuite dans les couloirs du Conseil d’État le 11 décembre 2015, alors que j’exerçais un recours contre mon assignation à résidence durant la mobilisation contre la COP 21. Il m’a souri de ces sourires auxquels on répondrait volontiers par une claque, absolument pas surpris de me voir, comme si sa présence à cet endroit était le fruit d’un simple hasard.

Viennent alors les questions :

  • Lorsque leur supérieur a choisi 4 de ses agents pour « surveiller » la séance au Conseil d’État où mon nom apparaissait distinctement au rôle de l’audience, ignorait-il vraiment que j’étais en conflit avec l’un d’entre eux dans une affaire portée à l’IGPN (sachant qu’il a lui-même « dégagé » son subalterne pour se rendre à la confrontation avec moi deux mois auparavant) ?
  • Le ministre de l’Intérieur qui a signé mon assignation à résidence, n’était-il pas informé des moindres détails concernant mes activités politiques depuis un an, pour ignorer cet élément loin d’être anodin ?
  • Est-il absurde de penser que les sordides « notes blanches » qui ont servi à justifier mon assignation, et celles d’autres activistes parisiens, aient été alimentées par les informations recueillies sur le terrain par les agents de la BIVP, donc également par mon agresseur ?

Mon avocate a souhaité soulever ces questions devant le Conseil constitutionnel, tant nos soupçons mettent en lumière le blanc-seing dont bénéficient les services de renseignement. Leurs allégations, non argumentées et non signées, suffisent à faire peser sur n’importe qui la menace de sanctions administratives qu’on sera bien en mal ensuite de faire annuler.

Nous n’aurons certainement jamais les réponses à nos questions, mais ce dont je suis convaincu, c’est que la manière tout à fait discrétionnaire et arbitraire avec lesquelles le renseignement agit sur le terrain et remplit ses notes blanches, en usant notamment du conditionnel et d’affirmations non étayées de preuves, révèle la manière dont l’État et sa police imposent l’ordre : par la violence, le mensonge et l’intimidation.

Rien de nouveau sous la pluie.