Retour sur l’arrestation du 1er octobre et le choc qui en est resté

«Je ne sais pas si celui qui est roué de coups par la police perd sa “dignité humaine”. Mais ce dont je suis certain cest quavec le premier coup qui sabat sur lui, il est dépossédé de ce que nous appellerons provisoirement la confiance dans le monde. Confiance dans le monde. Beaucoup de choses la constituent : par exemple la foi en une causalité à toute épreuve, foi irrationnelle, impossible à justifier logiquement, ou encore la conviction également aveugle de la validité de la conclusion inductive. Un autre élément plus important dans cette confiance — et seul pertinent ici — est la certitude que lautre va me ménager en fonction de contrats sociaux écrits ou non-écrits, plus exactement quil va respecter mon existence physique et dès lors métaphysique. Les frontières de mon corps sont les frontières de mon Moi. La surface de ma peau misole du monde étranger : au niveau de cette surface jai le droit, si lon veut que jaie confiance, de navoir à sentir que ce que je veux sentir.» 

Jean Améry, résistant et juif, analysait ainsi la violence quil avait subi de la part de la Gestapo belge en 1943 dans son livre Par-delà le crime et le châtiment.

Dans la semaine du 27 septembre au 3 octobre 2010, plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées tout à fait arbitrairement dans les rues de Bruxelles à loccasion dun campement de protestation contre les politiques migratoires et le régime de contrôle et de répression qui les accompagne.

Toléré par les autorités, ce type de rassemblement ne peut se faire quen faisant un certain nombre de compromis avec les forces de police (obtention dun terrain, parcours de manifestation, contacts quotidiens avec la préfecture…). Cest un fait que nous déplorons, mais que nous acceptons pour avoir la possibilité de sensibiliser un minimum la population à nos inquiétudes et nos analyses du monde existant. Mais par ces compromis, nous savons quil nous est impossible de combattre effectivement le régime en place, étant donné quaucune action directe ne saurait souffrir dune négociation avec lennemi : on ne combat pas un pouvoir avec son autorisation. La manifestation «familiale» et festive du samedi est donc la seule forme de «contestation» réellement autorisée — et non réprimée — par le pouvoir, bien que cela sapparente davantage à un carnaval quà un acte de révolte. Il est difficile de croire à la portée révolutionnaire de ces représentations médiatiques et spectaculaires.

Devant la violence quotidienne et le racisme décomplexé du système actuel, face au saccage des structures sociales, lexploitation et la destruction des vies quil implique, nous sommes pourtant nombreux à vouloir nous opposer sans attendre que le pouvoir nous y autorise. Ces campements sont donc loccasion de mener des actions, symboliques ou non, contre les acteurs de notre oppression, en ciblant des institutions, entreprises et organisations non gouvernementales qui participent à la gestion du contrôle que nous subissons continuellement et de façon chaque jour plus inquiétante. Il sagit pour nous dexprimer notre opposition de façon radicale. Et on ne saurait parler de violence, puisquaucune personne physique nest jamais prise pour cible dans nos actions, sauf si elle soppose elle-même avec violence à ce que nous entreprenons (policiers). Quon se le dise une fois pour toute : nous croyons au sabotage, mais rejetons comme tout-un-chacun la violence physique. Contrairement aux communistes autoritaires, nous désaprouvons toute forme de justice populaire visant à punir collectivement nos détracteurs et opposants. Nous navons et ne voulons exercer aucun pouvoir ni aucune autorité, car nous sommes contre toute forme de hiérarchie.

Ceci étant dit, en dehors de toute considération idéologique, je souhaiterais aborder de façon plus personnelle ce qui sest produit à Bruxelles durant la semaine passée et qui, je nen doute pas, me laissera des marques profondes et pour longtemps. Pour dire la vérité, jai eu du mal à ne pas pleurer une fois rentré chez moi, tant jai été secoué par ce que jai vu et subi là-bas.

Bien que ces violences aient eu lieu toute la semaine à lencontre des personnes investies dans le campement, je voudrais focaliser mon récit sur les douze heures durant lesquelles jai moi-même été arrêté et placé en prison au cours de la nuit du vendredi 1er au samedi 2 octobre. Ces quelques heures ont eu sur moi comme un effet de marteau, tant ce que jai vu navait pas de commune mesure avec les violences policières dont jai eu loccasion dêtre souvent témoin auparavant. Et à ce propos, je veux dénoncer le relativisme des copains et copines de lutte qui estiment quil ny avait là rien de plus ordinaire. Pour moi, il ny a pas de banalité du mal à laquelle il faudrait shabituer ou devant laquelle il faudrait rester de marbre. Il ne suffit pas de dire «Ce ne sont pas des abus, ces flics ont agi en tant que flics, avec une violence qui leur est propre et qui appartient au rôle social et à la fonction répressive du flic» pour expliquer le comportement barbare des policiers. Il existe des paliers dans lutilisation de la violence. Le coup de matraque en manif nest pas comparable aux traitements humiliants dans lenceinte dun commissariat. Le déchaînement isolé des policiers pris individuellement dans la mêlée au cours dune charge et la torture appliquée collectivement et dans une atmosphère «détendue» à labri des regards sont deux choses complètement différentes. Et ce que nous avons subi au cours de notre arrestation et de notre mise en détention tient pour moi davantage de la torture.

A contrario de la manif-parade du samedi, la manifestation radicale du vendredi prévue au départ de la gare du Midi faisait lobjet dune interdiction de la part des autorités. Si les révolutionnaires avaient attendu lautorisation des seigneurs pour prendre la Bastille, la République naurait jamais existé (et on naurait pas eu à sen plaindre au vu de ce quelle nous fait subir). Bien quon ne se considère pas comme des révolutionnaires (nous navons ni programme, ni solution «prêt-à-adopter» pour changer le système, mais seulement des pistes expérimentales et des idées à faire évoluer), il est pour nous hors de question de négocier avec la police le droit doccuper la rue (qui soit appartient à tous, soit à personne). Cest pourquoi les autorités avaient à craindre notre présence et ont publié un arrêté interdisant tout rassemblement de plus de cinq personnes aux abords de la gare du Midi et permettant larrestation administrative de tous les contrevenants à cet arrêté dictatorial.

Tous les alentours de la gare, à partir de quinze heures, étaient sous blocus policier. Les véhicules de polices étaient stationnés partout, girophares allumés, pour traquer les manifestants. Des centaines de personnes ont été arrêtées, même lorsquelles marchaient en groupes de moins de cinq. Si lon veut être fidèle à l’Encyclopédie, le terme «rafle» convient tout à fait à ce type dopération de police, quoi quen disent les plus frileux. Larbitraire sest abattu, bannissant de lespace public lexpression de certaines idées trop gênantes pour le pouvoir. On peut manifester si cela nébranle pas le système. Seul faire semblant est autorisé. Une grande majorité des interpellations a fait lobjet de violences gratuites et dhumiliations, non seulement près de la gare, mais aussi à proximité de la porte de Hal où certains se sont repliés pour échapper à létau policier et tenter de manifester quand même. Tout sest fait dans un calme assourdissant, sans courses poursuites ni opposition physique de la part des personnes interpellées. Échappant aux arrestations de la porte de Hal, quelques personnes dont je faisais partie se sont faites arrêter après avoir rencontré des copains et copines tout juste arrivé.e.s sur Bruxelles.

À partir de là, et dès larrêt des véhicules à nos côtés le long du trottoir, les agents de la police fédérale belge, pour certains originaires de Anvers, se sont comportés avec nous de façon arbitraire et humiliante, nous menaçant verbalement et physiquement, plaquant nos visages contre le mur et exerçant des pressions physiques sur certains dentre nous. Refuser pour une fille dêtre palpée par un homme ou protester contre la rudesse du traitement infligé nous a exposé à des coups et des pinces au niveau de la gorge. Les menottes en plastique ont été serrées dans le dos jusquau sang de façon à ce que la plupart dentre nous ait les membres ankylosés. Ils nous ont ensuite assis les uns derrière les autres dans les flaques deau, puis ont proféré des insultes et vexations à notre égard pendant près de quarante-cinq minutes, tenant des propos injurieux : «Ferme ta gueule !», «On va faire du sexe avec lui… avec ma matraque» (à propos de moi, en flamand), «Ça fait longtemps quelles nont pas vu une bite» (aux filles), «Dis au bougnoule de contourner le camion» (à propos dun passant), «Ici, cest pas la République, cest la monarchie. Si ça vous plait pas, retournez dans votre pays !», «Tu ressembles à un clochard» (à propos dun copain), «Je hais les gens qui ne travaillent pas»…

Pour la première fois de ma vie, je me suis mis dans la peau des personnes soumises à larbitraire des nazis durant la Seconde Guerre mondiale, le droit de mort constituant la seule différence notable. Ils nous entouraient tous, en nous insultant et en se moquant de nous. Nous étions assis à leurs pieds, dans leau, les mains entravées et douloureuses, sans que quoi que ce soit ne puisse nous être reproché. Au moment de nous transporter dans le panier à salade, ils mont penché en avant et mont suspendu avec les mains vers le haut. Lun deux ma mis des coups de genoux dans le thorax, pendant quun autre me mettait un coup de pied dans la cuisse. Lorsque jétais assis dans le bus, le premier ma mis encore une claque. Un copain belge qui nous a rejoint dans le bus a reçu un coup de poing au visage au moment de son arrestation. Une copine qui refusait de se faire palper par un homme a été jetée au sol, la tête écrasée contre le trottoir, tandis quun policier lui palpait ostensiblement les fesses. Ces violences faisaient écho à celles déjà subies par dautres les jours davant : un copain anglais recevant un coup de tête dans le visage pour avoir refusé de se laisser prendre en photo, un copain français frappé contre une table pour navoir pas voulu signer un papier reconnaissant des faits inventés de «troubles à lordre public», des camarades frappés au visage et à la nuque durant la manifestation du mercredi, etc. Il ne sagissait pas ici dabus isolés, étant donné que les faits étaient commis en réunion, au vu et au su des officiers, voire avec leur assentiment.

Une fois parvenues au dépôt de police, les centaines de personnes arrêtées ont été rassemblées dans des cellules de vingt personnes (parmi lesquelles des mineurs dun mouvement de jeunes juifs antisionistes de gauche), tout dabord avec leurs affaires, puis amenées une par une à la fouille. De notre cellule, on pouvait voir distinctement les conditions de ces fouilles. Un certain nombre de personnes, dès lors quelles refusaient dêtre palpées par un agent de lautre sexe, ont reçu des coups. Une fille a ainsi été plaquée avec force sur la table et a reçu des coups de poings. Nous étions invités à signer un papier en flamand sur lequel nous reconnaissions avoir donné nos affaires et du même coup admettions être les auteurs de «troubles à lordre public». Jai exigé davoir la traduction du document avant de signer, mais on ma enlevé la feuille des mains et signifié de «dégager». Nous étions 26 dans ma cellule. Il y avait plus de 25 cellules de cette capacité (dont une qualifiée de V.I.P.). Larrêté affiché sur les murs des cellules nous informait quil «ne saurait nous être donné un avocat». Nous navons eu ni repas, ni eau, malgré nos demandes répétées. Injustice à laquelle beaucoup ont répondu en saccageant lintérieur de leur cellule (lampes, urinoirs, murs et porte). Légitime révolte face à larbitraire.

Ce nest quà 5 heures du matin que nous avons été relâchés, ramenés au camp en bus escortés par des fourgons de police.

Nous vivons des heures inquiétantes. Lextrême-droite reprend du poil de la bête. Le fascisme non seulement nest jamais mort, mais il revient au galop. Les arrestations administratives signalent que le pouvoir na plus à sembarrasser de formalités, il peut réprimer en silence, embarquer tout-un-chacun sans avoir à sen justifier. Des passants sont traités comme les opposants politiques. Ils reçoivent du gaz et des coups, juste parce quils sont dans la rue. Dommages collatéraux, ils navaient quà pas être là : on est mieux chez soi, seul devant sa télé. La rue, cest juste pour aller travailler et consommer. Les policiers y règnent en maîtres. Les photographes qui veulent montrer linmontrable se font agresser par des policiers en civil qui les menacent de détruire leurs appareils. Les médias font limpasse sur la répression, servent le pouvoir en place, déversent des statistiques insipides et se réjouissent des laspsus des puissants. Aucune info ne perce, tandis quà lombre on frappe les indociles et on expulse les indésirables. De toute façon, ce sont des parasites. On leur a construit des prisons spéciales et des cellules à part. À force de coups, ils finiront bien par comprendre quil faut fermer sa gueule et marcher droit, consommer et produire, être rentables.

Pour la première fois jai eu peur. Pour la première fois, jai baissé la tête par peur de me faire casser le nez. Pour la première fois, ma colère sest transformée en haine. Pourtant, jétais venu par amour. Par amour pour ces gens que lEurope veut foutre dehors sans raison, juste parce quils sont nés ailleurs ou vivent différemment. Ce que le pouvoir y gagnera, cest davoir face à lui des personnes qui agissent dans lombre et qui seront prêtes à tout, parce quelles ont tout perdu. Quil en soit ainsi, nous ne sommes pas contre. Tant quil ny aura pas de justice, il ny aura pas de paix.

Dans la nuit du 1er octobre 2010, j’ai perdu ma confiance dans le monde…

Indymedia Bruxelles, 3 octobre 2010.