Nous sommes pris dans une toile. Les axes de communication et d’information, les flux de marchandises et d’êtres humains – si tant est qu’ils ne sont pas eux-mêmes des produits qui s’échangent – forment un filet qui enserre les moindres recoins du globe. Chaque route, chaque rue, chaque voie ferrée, est une frontière entre des espaces de peuplement ou de production, un trait de séparation entre deux colonies humaines ou deux exploitations industrielles. Sur le bords de ces axes, des tours de verre ou de béton, de vastes étendues cultivables ou des hangars en taule forment le paysage contemporain.

De plus en plus souvent, et cela pour cultiver l’illusion d’un urbanisme libéré de toute austérité, des architectes asservis produisent au milieu de la grisaille des structures exubérantes, décalées, réservées aux classes aisées. Mais l’utopie urbanistique de l’oasis au cœur du béton ne trompe que ceux qui en sont les promoteurs et les colons qui viennent les habiter, recalant les pauvres dans les marges en gentrifiant leur nouvel espace vital. Dans et autour de ces communautés emmurées, la société sécuritaire gagne du terrain. Les caméras et les patrouilles de flics fleurissent, pour maintenir artificiellement la paix sociale entre les acteurs et les victimes de cette gentrification galopante. Les brigades de nettoyage et autres agents municipaux se relaient pour aseptiser l’espace collectif, pour censurer toute spontanéité et asphyxier les citadins sous un amoncellement d’interdits. A défaut de pouvoir chasser complètement les pauvres des villes, les autorités les placent sous contrôle permanent, exerçant une surveillance jusque sous les porches et dans les halls d’entrée. Par la multiplication de radars, de commissariats de campagne et de brigades volantes, cette surveillance s’étend jusqu’en dehors des grandes villes. La ville est une expérience totalitaire, dont les tentacules s’étendent d’un espace urbanisé à l’autre, formant un réseau de surveillance du territoire, un maillage coercitif où chaque route devient une voie d’accès rapide pour les acteurs de l’urbanisation rampante de nos vies.

Le contrôle s’exerce de façon systématique et perfectionne ses pratiques et techniques. Alors que nous savourons les quelques libertés illusoires offertes par la démocratie, l’étau sécuritaire se resserre autour de nous, de façon imperceptible et silencieuse. Les cartes à puces et autres pièces d’identités, formulaires et fichiers administratifs, nous transforment en données et annotent nos moindres faits et aspirations dans des bases de données informatiques toujours plus centralisées : état civil, appartenances culturelles, religieuses et ethniques, suivi médical, habitudes de consommation, déplacements, accès aux lieux publics, idées politiques… Parallèlement, les hautes technologies (lecteurs de puces et radars, rayons et ondes, biométrie et nanotechnologies…) se développent sans freins, donnant à l’administration les moyens d’accéder à ces données sans entrave. Nous redevenons ainsi des sujets de l’Etat, comme au temps des monarchies. Et au nom du « bien commun » et de « l’ordre public », concepts idéologiques soumis systématiquement à des dérives obscurantistes, nos moindres élans de résistance sont analysés pour être réduits à néant. La voie publique et les lieux publics deviennent le laboratoire de la paix sociale, où chaque déviance se voit imposer la modération des policiers et de leurs collaborateurs (agents de sécurité, citoyens volontaires, délateurs…)

Mais ce qui nous intéresse, ce sont les espaces laissés vacants ou oubliés par le contrôle. Tout système, tout mécanisme, quand bien même il est minutieusement pensé, présente des failles. Et le système capitaliste ne fait pas exception. La liberté humaine se situe dans ces fissures, là où la surveillance ne s’exerce pas, ces lieux indéfinissables que le pouvoir qualifie de « marge ». Mais nous parlerons plutôt d’interstices, car « marge » sous-entend que ces espaces se situent autour de la société, sur ses bords, formant une sorte d’encerclement. Ce terme renforce l’idée qu’un monde sauvage assiège le monde civilisé et accrédite la thèse qu’il existerait un espace sain – celui occupé par les démocraties capitalistes – préservé des barbares, argument majeur de la non-pensée nationaliste. C’est par ce procédé que le Pouvoir (les Etats) stigmatise systématiquement ceux qui viennent de l’extérieur, les « métèques », terrifié à l’idée que leur présence trop importante ne perturbe son intégrité territoriale, ainsi que l’équilibre économique et politique qu’il a choisi et imposé de façon unilatérale. C’est l’angoisse de toute Empire depuis que Rome a été pillée par les Vandales. L’Etat est comme un enfant qui refuse de partager ses jouets. Pour l’Etat, les « marginaux » se situent essentiellement hors de la société, dans le désert ou les rebuts qui entourent le « monde vivant ». Il n’est pas en mesure d’admettre que de nombreux êtres humains asociaux (situés, volontairement ou non, par leur statut social ou leur positionnement idéologique, en opposition à la société) sont issus de son sein et trouvent hors du contrôle leur liberté et la sécurité que le système capitaliste leur nie. Le pouvoir ne peut simplement pas envisager l’existence d’une résistance au sein même de son empire, justement dans ces interstices évoqués plus haut. Au delà des seuls étrangers sans papiers qui occupent ces interstices, il existe tout un « peuple » d’illégaux, d’exclus et de dissidents, c’est-à-dire ceux qui défendent un mode d’existence alternatif et/ou ceux qui subissent l’ostracisme d’une société qui les juge différents.

Si nous voulions cartographier les interstices, les placer sur la mappemonde, nous ne pourrions rien obtenir. Les interstices forment une carte imaginaire, un pays transnational et sans frontières, libéré des barrières qui partitionnent la société humaine. Et c’est à cette impossibilité de représenter les interstices que nous devons la possibilité de continuer d’exister, car si la société pouvait les identifier, elle pourrait également les contrôler, et ils disparaîtraient presque immédiatement. Il arrive d’ailleurs régulièrement que des lieux soient découverts et rapidement éliminés. La société et ses représentations politiques (gouvernements, autorités régionales et locales…) ne peuvent souffrir l’existence d’espaces autonomes, placés hors de leur contrôle. Tout ce qui naît libre au regard des États meurt peu après sous leur talon de fer. La société démocratique n’est qu’illusion si elle est régentée par des institutions dominatrices, car celles-ci s’imposent toujours par le haut, de façon implacable, essuyant de la carte toute velléité d’indépendance. Ainsi, de la même façon que la France cherche à écraser les indépendantistes corses, l’Espagne les basques ou la Russie les tchétchènes, l’Etat où qu’il se trouve mène une guerre sans merci aux squats et bidonvilles pour éviter de voir fleurir en son sein des espaces obéissant à des règles autres que les siennes. L’Etat accorde énormément d’importance à l’expulsion systématique des squats de sans papiers et des terrains occupés par les rroms, des « jungles » de migrants (forêts de Calais en France, Patras en Grèce, Gourougou et Belyounech au Maroc), mais aussi des squats et espaces autonomes qui permettent aux opposants politiques de s’organiser sans rémunérer qui que ce soit (squats anarchistes ou campements autogérés à l’occasion de contre-sommets, zones temporaires d’autonomie, comme la ZAD de Notre Dame des Landes).

Les interstices, ce sont aussi tous les espaces où trouvent refuge les personnes qui, dans la société, ne se sentent pas à l’aise ou craignent pour leur sécurité, toutes les planques permettant d’éviter le regard inquisiteur des citoyens et de leur police. Il s’agit parfois d’un bois, parfois d’une cave, parfois simplement d’une maison ou d’une communauté à la campagne. Impossibles à localiser (fort heureusement), ils permettent à des migrants de faire étape lors d’un long parcours à risque ou à des « dissidents » de se préserver de la folie consumériste et sécuritaire propre à la civilisation urbaine.

Enfin, les interstices occupent parfois des espaces publics pour y développer, au nez et à la barbe d’autorités surpassées, des pratiques de vie et d’échange alternatives, comme ce peut être le cas dans les camps de réfugiés du HCR, sur les marchés libres du boulevard de Belleville (Paris) ou de la rue Menandrou (Athènes), à la sortie des métro Barbès et château Rouge (Paris) ou sur certaines free-parties. Ces pratiques que l’Etat qualifie de « trouble à l’ordre public », « trafics » ou « marché noir » et cherche à assimiler à de la délinquance ou du crime organisé correspondent bien souvent à des modes d’organisation et une économie propres aux interstices. Quand bien même des escrocs y trouvent leur compte (comme d’autres trouvent leur compte à Wall Street), la majorité de ceux qui y participent sont des personnes tout à fait honnêtes.

Il nous plait à penser que la société est comme un drap déchiré de part en part, chaque trou constituant un espace de liberté voué à s’agrandir. Tant qu’il y aura des percées, ceux qui se trouveront pris sous le tissu n’étoufferont pas, ils pourront choisir de migrer vers les interstices et y cultiver la liberté d’exister sans se voir contraints à l’esclavage. Tant qu’existeront des havres de liberté, qu’ils soient matérialisés par des lieux (squats, caves, forêts, caches et abris de toutes sortes) ou imaginés (cultures underground, résistances politiques), le totalitarisme ne sera pas abouti et subira des attaques. Il nous faut pousser les murs…