LES EXILES DE PATRAS

En remontant les rues qui longent le port de Patras, on ne manque pas de remarquer, alignés derrière les grilles des terminaux ferry, les silhouettes en attente des passagers clandestins pour l’Europe. A partir de midi et jusqu’à la nuit tombante, ils sont plusieurs dizaines sur les quais de la gare ferroviaire, scrutant le port en quête d’une opportunité de passage. Quand l’occasion se présente, quand les gardes-côtes regardent ailleurs, ils agrippent les barreaux des grilles et se hissent à travers les barbelés pour se laisser glisser à l’intérieur. En quelques minutes, ils choisissent leur camion et se faufilent sous la remorque pour se cacher sur les essieux ou dans la cargaison. Mais rares sont ceux qui réussissent.

J’ai passé dix jours avec ces hommes, qui viennent pour la plupart du Maghreb, mais aussi d’Afghanistan, du Soudan ou d’Erythrée. Ce sont d’abord des marocains que j’ai rencontré. Ils dorment dans le parc, à même le sol. Ils sont un petit groupe, de tous âges et tous très chaleureux. Ils n’essayent que rarement de prendre les camions et passent leur journée à boire du vin, fatigués et désabusés. Ils sont là depuis un an, obligés de dormir dans la rue et de se nourrir dans les poubelles. Ils n’y croient plus du tout, mais continuent de rêver d’Europe, car pour eux « la Grèce, c’est pas l’Europe ».

Très vite, j’ai rencontré un tunisien qui m’a accompagné jusqu’à la fin de mon séjour. C’est un garçon plein d’humour, très intelligent et locace, qui sait où dégotter les bons plans pour se nourrir, jouant de la charité bien ordonnée de certains commerçants. Il vient de Tunis où il a laissé sa famille. Il est à Patras depuis deux ans. Il me disait chaque jour que « les grecs sont des animaux », généralisant l’hostilité de certains à l’ensemble de la population locale pour qui il nourrit une forte aversion, bien qu’il ait appris leur langue. Comme la plupart des migrants de Patras, il dénonce l’indifférence de tous ces gens qui détournent le regard et ne donnent rien. Il est vrai qu’en plus de l’hostilité avérée de la population, aucune organisation ne prend en charge un minimum d’aide aux exilés : pas de nourriture, pas de vêtements, pas de soins, rien. On le croira si on veut, mais de ce point de vue, Patras est pire que Calais !

Au fur et à mesure, j’ai rencontré des algériens qui m’ont montré les remorques de camions dans lesquelles ils dorment, au bord des quais, ainsi que les squats qu’ils ont aménagé dans des immeubles abandonnés de la ville haute. Ils ne parlent pas tous français mais répètent sans cesse qu’ils « aiment la France ». Des mots qui font mal quand on pense à Calais, aux sans-papiers, à nos centres de rétention et à nos banlieues, à toute cette violence institutionnalisée qui règne dans nos villes et qui est devenue presque banale. Ces algériens m’ont invité, m’ont fait des plats avec les légumes qu’ils ont volé et m’ont montré les faux papiers qu’ils ont achetés aux passeurs. Pour 50 euros, on se procure une carte d’identité française, pour 250 euros un passeport allemand ou belge. Les cartes d’identité sont de mauvaise qualité, mal imprimées et pliées, détectables au premier regard. Ils le savent, mais essayent quand même. Qu’ont-ils à perdre ? Certains ont déjà passé trois mois en prison à Athènes et trois mois en Turquie. D’autres en Egypte ou en Lybie. Alors ils se jettent dans la gueule du loup, tendent leurs faux papiers aux douaniers qui les soumettent à leur boîte magique bardée de scanners. J’ai vu ainsi un vieu tunisien se faire dégager, après que le bidasse qui effectuait les contrôles ait déchiré avec satisfaction les faux papiers qu’ils s’était procuré avec peine. Implacable.

Dans le port, les chiens de garde font leur ronde jour et nuit. Habillés d’uniformes militaires, ils fouillent chaque camion qui passe, mettent leur nez sous la carlingue et grimpent avec leur matraque à l’arrière des remorques. Ils sont en scooter ou en jeep et quand ils trouvent des clandestins, ils les pourchassent à toute blinde, les frappent sous les yeux éberlués des touristes qui ne comprennent rien et se taisent. Si quelqu’un ouvre sa gueule, ils l’insultent, comme ça m’est arrivé à trois reprises. L’un d’eux éructait quand il a vu que je le filmait, m’intimant l’ordre, à travers les grilles du port, de donner ma caméra et ma carte d’identité. Il vaut mieux se barrer en courant, ce que j’ai fais, car les derniers qui se sont laissés prendre, se sont fait péter leur appareil photo, comme ce fut le cas pour le photographe suisse Jean Revillard. Et régulièrement, ces brutes arrêtent des migrants. Ils les collent alors dans un container qu’on voit de la rue, un container de 20m² sans fenêtre, où ils les laissent moisir parfois deux semaines, entassés à vingt ou trente. Pas de couchettes, pas de chiottes, un repas une fois par jour, ignoble mitard puant dans lequel les gardiens pénètrent avec des masques d’hygiène.

Un soir, je suis allé voir les soudanais. D’abord, j’avais trouvé les matelas de leurs camarades érythréens posés sur le bord de la mer, puis je me suis lavé au même tuyau qu’eux et enfin je les ai regardé courrir après les camions qui s’arrêtaient au feu pour tenter de grimper dedans, alors ils ont fini par me montrer leur planque principale. Ils occupent les wagons rouillés d’un vieux train à l’arrêt, squattent dedans et dessous. Ils ont même donné des adresses à leurs wagons. Ils sont une vingtaine, dont certains ont l’asile. Ils m’ont montré le fameux papier rose, pour lequel les humanitaires se battent avec acharnement et candeur comme s’il s’agissait d’une clé pour le bonheur éternel. Le papier posé sur la table, ils m’ont raconté qu’ils ont obtenu le statut, mais que rien n’a changé : ils dorment dans la rue, n’ont pas de travail, ne reçoivent pas toujours le pécule qui leur est dû et continuent de bouffer dans les bennes à ordure…

Qu’on se le dise : l’Europe se torche les fesses avec la convention de Genève !

CAMP NO BORDER A LESVOS

Après avoir assisté, impuissant et inutile, à la déchéance de nos jeunes frères sur les quais du port de Patras, j’ai rejoins des camarades au camp no border de Lesvos, une île près des côtes turques. Nous étions un demi millier de divers pays d’Europe à nous rendre là-bas pour coller une raclée aux brigades Frontex, qui choppent (ou coulent) les zodiacs remplis de migrants pénètrant dans les eaux grecques. Ce n’est qu’une fois sur place que nous avons compris le traquenard : les anars grecs avaient boycotté le camp parce qu’il était organisé par des sociaux-démocrates, les mêmes qui se battent pour que les migrants obtiennent le fameux papier rose. Du coup, les perspectives d’actions directes et radicales contre Frontex étaient quasi inexistantes, car nous étions trop peu et insuffisament informés des possibilités locales. Dans les assemblées plénières du camp, une excitée faisait le « one (wo)man show », recevait des applaudissements pour sa prestation et répètait sans cesse combien il serait sympa de passer à la caisse : le prix libre était sacrifié sans cesse à la nécessité de rembourser les frais du camp à hauteur de 5 euros par jour par personne. Un consensus fictif avait décidé dés le début du camp que l’action directe spontanée n’était pas bienvenue, ainsi que les manifestants masqués. Les actions se devaient de rester symboliques et une partie du budget du camp a servi à acheter une quarantaine de bateaux gonflables pour aller parader dans le port le samedi de la « grande manif », sans bien sûr toucher les bateaux de la coast guard !

Et lorsque nous nous sommes trouvés devant l’innomable prison pour étrangers de Pagani, toute action a été compromise par une délégation négociant la libération de 7 personnes (femmes enceintes) sur mille détenus. Les sociaux démocrates du camp se réjouissaient chaque jour d’obtenir la libération de prisonniers avec la remise d’une obligation à quitter le territoire, sachant pertinement qu’autant de migrants iraient dans un délais d’une semaine remplacer tous ceux qui étaient libérés. Le plus insupportable a été sans doute l’opération « adieux aux migrants » organisée dans le port, effrayante mascarade consistant à saluer avec des petits mouchoirs les migrants libérés embarqués sur le ferry, comme s’ils n’allaient pas subir par la suite une succession de souffrances sans nom, à Athènes, Patras, en Italie, à Calais ou n’importe où ailleurs dans l’espace Schengen. Beaucoup étaient là à verser des larmes de joie, comme s’il s’agissait pour ces migrants de quitter l’enfer pour le paradis. Je suis resté sans voix.

Mais parlons de Pagani, avant de terminer cet article. Cette prison est une infamie : entassés à plus de 800 dans des cellules de 30 à 160 personnes, alimentés de façon aléatoire et bafoués dans leurs droits les plus élémentaires, les migrants y sont maintenus dans des conditions lamentables. Nous nous sommes rendus à plusieurs reprises auprès d’eux, écoutant impuissants leurs doléances, constatant leur jeune âge (beaucoup sont mineurs) et reprenant avec eux leur slogans hurlés de l’intérieur « Freedom ! Freedom ! », jusqu’à ce que les MAT, policiers anti émeute grecs, nous tombent dessus, véritable déferlement de sauvagerie virile. Insultés et frappés avec une violence à laquelle même nos braves CRS ne nous avaient pas habitués, nous avons dû nous replier très rapidement sans pouvoir réagir, pour certains couverts d’hématomes. Nous voulions marquer le coup, faire une démonstration de notre colère et briser les grilles de ce camp de concentration moderne, mais encore une fois, rien n’a pu être entrepris, la majorité des participants aux camps préférant jouer dans les eaux du port avec des bateaux gonflables… Désespérant.

Quel bilan tirer de cet étrange séjour aux portes de l’Europe citadelle ? On ne peut que faire le constat, encore une fois, de toute la brutalité froide du système d’immigration européen et de son absurdité. On ne peut que revenir empli de colère, blessé dans son être et déterminé à lutter chaque jour avec plus de force et de conviction contre le système, sa machine, ce talon de fer qui nous écrase lentement et nous ramène vers les délires nationalistes du siècle passé.