Il.les suivent en silence les axes et les flux éblouissants qui relient nos villes, se faufilent dans les interstices de nos immondes cités de lumière et, dans les ruelles sombres et les îlots de verdure, trouvent parfois un abri pour la nuit, fabriqué à la main avec nos débris d’existence. Ces maisons de cartons, blotties contre les contreforts de notre citadelle Europe, sont tout ce que nous pouvons encore leur offrir. Et dans les allées muettes de notre conscience et les ruines de notre monde, les exilé.e.s marchent sans répit en direction de leurs rêves, subissant dans l’indifférence les violentes secousses d’une société qui s’affaisse un peu plus chaque jour dans le sol.
Nous croyons nous prémunir de notre propre faillite en construisant chaque jour de nouvelles chimères, en nous inventant une communauté démocratique et un espace de liberté, tout autant de mensonges et de leurres qui légitiment la construction d’une forteresse de papier autour d’un foyer incandescent. Partout l’Europe fond, dégouline et implose, donne naissance à des mouvements de révolte ou des replis individualistes, et comme si elle voulait se protéger d’un monde extérieur hostile, sème tout autour de ses frontières des murs et des barbelés. Tant d’endroits paradisiaques se sont transformés en terres de désolation, sur lesquels ne fleurissent que des camps de concentration : Canaries, Ceuta et Melilla, Lampedusa, Chypre, Samos, Lesvos, etc. Tout autant de murs dressés qui signalent notre faillite sociale et trahissent l’impuissance des États face à la volonté des humain.e.s. Ce que l’être humain veut atteindre, aucun mur ne saura lui en priver l’accès. Mais trop d’européenn.es préfèrent l’ignorer et cultivent leur indifférence et leurs peurs, avec le rejet de ce qui est « autre ». La chaleur humaine a cédé devant la froide loi des hommes en costard.
Tel des Eichman, les technocrates de l’Europe perfectionnent chaque jour un peu plus le rejet institutionnalisé des « métèques », de tous celleux qui sont là sans y avoir été autorisé.es, en instituant des stratégies et des normes pour la gestion des indésirables. On contrôle, intercepte, enregistre, concentre, enferme, juge et déporte chaque année des milliers d’âmes, se glorifiant d’avoir dépassé le score de l’année précédente. Avec la même célérité que les cours de la bourse, la même efficacité que les trains à bestiaux de la seconde guerre mondiale, l’Europe anéantit les valeurs mêmes qu’elle prétend défendre.
Mais ces hommes et ces femmes ne sont pas des ombres ou des traits de crayon qu’on efface à la gomme. On les voudrait anonymes et invisibles, mais il.le.s sont bel et bien là. Surgissant des interstices, il.le.s déjouent les pièges et profitent des failles, se montrent, s’expriment, se révoltent. Il.le.s fabriquent des faux papiers, travaillent sans contrat, vivent sans payer de loyer, existent sans en demander l’autorisation et recréent ici et là les rapports humains que nous avions oubliés. Il.le.s pénètrent le « monde libre » en passant à travers les barbelés d’Ukraine et les champs de mines de Turquie, en bravant les courants de la Méditerranée et les fusils des milices libyennes. Et il.le.s arrivent devant nous, les yeux remplis de larmes et sans demander pardon, pour exiger leur droit d’être parmi nous. Il.le.s sont entièrement légitimes.
On en a rencontré beaucoup entre Calais et Patras des exilé.e.s à qui l’Europe voudrait voler la liberté. Les prénoms qu’ils nous ont donné n’étaient pas ces noms d’emprunt qu’il.le.s donnent aux autorités pour les égarer dans leur folie destructrice. Safiullah, Abdullahman, Faizal, Mokhtar, Hedayat, Mansur, Abdullah, John, Mahran, Aiman, Smaïl, Karim, Ahmid, Hani, Faisel, Driss, Hassan, Aram, Lica, Hafez, Micha, Maevan, Ibou, Mohammed, Zabihullah, Majid, Moiz, Imade, Mosaab, Dongla, Mohmad, Jamal, Saïd, Rasul, Tofan, etc, étaient bien réels. Il.le.s ne se cachaient pas. Il.le.s ne rampaient pas non plus. Il.le.s tentaient comme il.le.s pouvaient de lever la tête et de s’arranger avec l’impossible pour survivre, marchaient dans les rues en bravant les risques de se faire attraper, humilier un énième fois par les robots en uniforme. Il.le.s continuaient de sourire, de nous offrir le peu qu’il.le.s avaient pour continuer d’être ce qu’il.le.s étaient avant leur départ.
Et nous, prisonnier.e.s avec elleux de notre Europe, sommes devenus des étranger.e.s. à nous-mêmes en acceptant de considérer comme chez nous un territoire d’oppression, mais aussi à ce territoire lui-même, que nous ne semblons plus maîtriser ni connaître, tant il recèle de caches, de recoins, d’ombres où les exilé.e.s se cachent. Malgré notre révolte, notre colère, nous avons accepté l’existence des camps, et comme en d’autres temps, sommes impuissants à les faire disparaître. Derrière leurs murs se joue la destruction de nos valeurs, mais nous n’y pouvons rien. Lorsque nous écoutions nos profs d’histoire, nous nous prenions à crier « Mais comment tout un peuple a-t-il pu être indifférent aux camps de concentration ?! ». Aujourd’hui nous avons notre réponse : de la même façon qu’aujourd’hui le peuple européen est indifférent aux centres de rétention.
Nous vivons le retour du refoulé, de la barbarie ordinaire, car toute volonté d’empêcher les humain.e.s d’exister ou de se mouvoir est une barbarie. L’Europe, qui accorde des droits à ertain.e.s en excluant les autres, est une entreprise barbare. Face à elle, l’exil est une révolte.
Il est temps d’abattre les murs.